Comme pour faire écho à la discussion qui s'engage chez le Privilégié*, mon amie Sophie m'a téléphoné tout à l'heure.
- Tu sais qu' Émile est mort ?
- Émile ? Émile P. ?
- Bien sûr, qui d'autre !
- Il s'est suicidé ?
- Ah, c'est marrant que tu me dises ça, c'est le premier truc auquel j'ai pensé aussi quand on m'a dit qu'il avait passé l'arme à gauche... Non, mort ordinaire, un type bourré n'a pas respecté un STOP et...
Émile était professeur d'anglais au collège public du bourg. Il a enseigné vingt-cinq ans et pris sa retraite voilà quatre ou cinq ans. Tous ceux qui sont restés de la 6ème à la 3ème dans ce collège l'ont eu au moins une année. Des profs fainéants, on en a connu. Des sadiques, des violents, des alcooliques pratiquants, des dépressifs, des emmerdants, des incompétents aussi, mais peu. Pas plus d'un par an dans le panier de rentrée des élèves, le monde n'est pas parfait, on fait avec.
Mais un prof comme Émile... alors là, de mémoire d'élève, de parent d'élève, de grand-parent d'élève, jamais on en a vu.
Émile était chahuté, et pas qu'un peu. Dès la première minute de cours, le bruit enflait jusqu'à devenir tintamarre. Les élèves se déplaçaient, mangeaient, buvaient, rotaient, téléphonaient, regardaient des dvd, jouaient aux cartes .
Émile copiait un cours au tableau avec une belle écriture d'instituteur, puis il s'asseyait, se tassait sur sa chaise, et attendait la sonnerie. Un petit groupe d' élèves recopiait le cours, et puis c'est tout. Émile disait en anglais "calmez-vous... taisez-vous... asseyez-vous", mais personne ne l'entendait.
Tout le monde savait qu'avec Émile, c'est simple, on perdait une année.
Les parents demandaient à rencontrer le Principal, qui les voyait arriver de loin. Le Principal changeait, mais le discours était toujours le même: monsieur P est irréprochable, il est très bien noté, il ne faut pas croire les élèves, il y a des éléments perturbateurs difficiles à gérer, peut-être monsieur P est il un peu trop gentil mais le rôle des parents d'élèves n'est pas de s'occuper de pédagogie et de juger l'action de l'enseignant, l'inspecteur est là pour ça, et monsieur P est irréprochable, il est très bien noté, etc, etc.
Il était gentil, c'est vrai. Peut-être avait-il sévi, collé, en début de carrière, mais sur la fin, il ne disait plus rien. Dans les réunions parent-prof, il jouait le rôle du prof qui s'intéresse à l'élève, l'élève jouait le rôle de l'élève qui écoute le prof, les parents jouaient le rôle de parents qui sont là parce qu'il le faut, et tout allait pour le mieux.
Les notes d'oral étaient attribuées automatiquement, chaque mois. Elle s'étageaient de 8 à 20. Ceux qui recopiaient le cours et faisaient le moins de bruit avaient les meilleures. Les notes d'écrit s'étageaient de 12 à 20. Les élèves qui recopiaient le cours qu'ils avaient sous les yeux, sur la table, en faisant le moins de fautes de copie avaient les meilleures.
Parfois, quelqu'un lançait le compte. Dans le brouhaha égrenait une voix: et un... et deux... et trois... Une autre reprenait: et quatre... et cinq... et six... Et le compte tournait de table en table. quatre-vingt-un, quatre-vingt-deux... neuf cent quatre-vingt-seize, neuf cent quatre-vingt-dix-sept, neuf cent quatre-vingt-dix-huit, neuf cent quatre-vingt-dix-neuf, et MILLE, vive Émile, vive Émile; mille fois vive Émile !
Il y avait beaucoup de monde à son enterrement. Est-ce que ses anciens élèves chuchotaient le compte en regardant son cercueil ?
***
*Le Privilégié et la guerre scolaire (qu'il ne rallumera pas)