mardi 13 octobre 2009

Première fois (2)



Elle travaillait avec vaillance


..Pendant les vacances scolaires de ma dernière année de lycée, avant d'entrer en terminale, j'ai travaillé à l'hôpital de ma ville. C'était mon premier job.
Ma vie d'adolescente de milieu modeste se déroulait tranquillement sans heurts ni grandes aventures, entre mes parents âgés, mon chat, mes amis d'enfance. Je lisais beaucoup, j'étudiais assez bien, je jouais de la guitare assez mal, et sortais assez peu.
En ce premier jour d'un mois de juillet qui s'annonçait caniculaire, j'ai enfilé une blouse blanche. On m'a donné un seau et une serpillère et j'ai lavé des couloirs, des couloirs et des couloirs. Toute la journée. Le soir, j'avais les mains fripées. Le deuxième jour, j'ai lavé le sol des chambres. Je devais passer tout le mois dans le service des chroniques, peuplé surtout de vieux grabataires dont on soignait les escarres. Le soir, en plus d'avoir les mains fripées, j'avais les poumons pleins d'odeur de merde, d'éther et de soupe aux poireaux. Je pleurais. J'avais de la peine à y retourner mais je ne connaissais rien au monde du travail, et je voulais prouver à mes parents qui rechignaient à me voir choisir un milieu aussi dur que je devenais une adulte solide.
Le troisième jour, finies l'épreuve probatoire et la rigolade, j'ai été mise aux toilettes de femmes. Pauvres vieilles incontinentes aux yeux vides fixant le plafond, petits tas d'os, chairs plissées répugnantes, qui gémissaient quand on les retournait. Ma grand-mère était morte dans son lit, entourée des siens, coiffée, propre et digne. Ceux-là n'étaient que rarement visités et s'éteignaient dans la solitude. Le soir, j'avais mal au dos. Je regardais mes bras bronzés, mes mollets ronds et dorés, mes mains roses et fines, la peau douce de mon ventre, et je me disais que le temps viendrait où je serais comme ces vieilles. Je pleurais. Le quatrième jour, j'ai du m'occuper de Laurent, 20 ans , tétraplégique depuis un accident de moto. Il fallait le changer de position sans cesse, le nourrir à la cuiller, s'en occuper comme d'un bébé. Parlez-lui, disait sa mère qui s'asseyait, ouvrait un panier et sortait un tricot au jacquard compliqué. Parlez-lui avec votre voix de jeune, ça lui rappellera sa vie au lycée, ses copains ne viennent plus jamais. Pour le sortir, l'aérer, le promener dehors dans son lit roulant, quand la mère était absente, je devais aller chercher Xavier.

Xavier avait commencé à travailler dans cet hôpital le même jour que moi, mais pas aux mêmes horaires. Il comptait entamer à la rentrée des études de médecine et, troisième fils d'un ouvrier portugais qui en avait six, aidait ses parents à l'aider. Nous étions les deux seules personnes jeunes dans ce service d'hôpital de province. Les filles de salle, les infirmières, les médecins nous appelaient « les mousses ». C'était bien vu: nous étions arrachés de la terre ferme, de notre univers facile de bien-portants chéris par leur mère pour embarquer dans un vaisseau-hôpital plein de mourants à déposer sur d'autres rivages. Nul grand pavois, nul dauphin dansant au large, nous écopions dans les soutes en attendant l'escale du soir qui nous ramenerait au port de nos maisons. La surveillante du service décida de nous mettre ensemble, par gentillesse; je l'en remercie encore. L'ambiance était presque toujours sinistre (ô, les toilettes mortuaires en arrivant le matin, à six heures...) et pourtant, comme nous nous sommes amusés ! Discrètement d'abord, de plus en plus ouvertement par la suite. Nous chahutions les vieux dans des courses de fauteuils roulants, nous chantions, nous nous poursuivions dans les couloirs. Nous tentions d'arracher à des vieillards gâteux des parcelles de vie, des rires, à des adolescents sanglés et baveux nous racontions des blagues idiotes, ou collions sur leur oreille une petite radio où braillaient les derniers tubes de l'été. Et puis, Xavier et moi, nous parlions. De futur, de livres, de cinéma. De tigres en papiers, de lendemains radieux, de justice, de Marx, de Dieu, de Dostoïevski, de Léonard Cohen, de psychiatrie et d'antipsychiatrie, de voyages, de tout, mais jamais d'amour.
Xavier était un beau garçon viril, au visage sérieux et au sourire rare mais resplendissant. Il avait de grands yeux noirs et les cheveux drus, avec des épis qui partaient dans tous les sens. Il me raccompagnait chez moi et nous marchions ensemble sans nous toucher. Qui oserait le premier, qui serrerait la main qui viendrait effleurer la sienne? Chacun de nos regards, de nos geste, se gonflait d'amour tendre et de désir timide. Attendre était un délice. Une fin d'après-midi, dans la salle de pause, nous étions seuls, après la douche, buvant de l'eau fraîche. Il a posé ses mains sur mes hanches et m'a embrassée. D'autres m'avaient embrassée avant, des petits flirts exploratoires sans conséquence, des adolescents pressés aux mains malhabiles, mais là, j'ai cru que j'allais fondre et brûler en même temps. Alors, nous sommes allés dans la chambre de garde et nous avons poussé l'armoire contre la porte pour occulter la vitre de surveillance.
Nous avons fait l'amour en silence, doucement, plusieurs fois, avec beaucoup de délicatesse et d'attention, comme si nous n'attendions que cela depuis le début de notre vie. Nous étions vifs, légers, souples et jeunes, et c'était bon.


***

Qui a envie de s'y coller ? Audine ? CC ? Disparitus ? Hermès ? Corto? L'affreux p'tit Nicolas ?
.

21 commentaires:

  1. Ah, je l'aime beaucoup, celui-là !

    (Zoridae a rendu sa copie.)

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  2. Moi aussi, j'aime beaucoup ce récit. Les 173 impacts de balles de la 1ere version, ça faisait un peu Petit Clamart.

    Je vais tout de suite lire Zoridae

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  3. Il est plus crédible que l'autre en effet. M'enfin, vous auriez pu imaginer une histoire sordide avec le tétraplégique, ça aurait été plus rigolo.

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  4. Ah, moi aussi, j'aime bien celui-là et je ne sais pas pourquoi, mais je me demande si on n' pas le vrai ici...

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  5. (qu'est-ce qu'ils sont fleur bleue, ces gros durs....)

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  6. Il me plaît bien ce récit. J'attends de voir le 3ème, mais celui-ci a un petit côté réel.

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  7. (qu'est-ce qu'ils sont fleur bleue, ces gros durs....)

    :-) donc je me tais !

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  8. Vous avez raison (chez Dorham), ici aussi ce n'est pas facile de commenter. Je préfère celui-ci au précédent. Vraiment bien, et il me fait penser à la première fois de l'un ou l'autre des héros de M.A.S.H., si vous connaissez. Ne me demandez pas pourquoi, je n'en sais rien.

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  9. Quand j'étais interne en gériatrie il y a une vingtaine d'années, j'ai oublié mon dictaphone dans la chambre de garde, il avait dû glisser de la poche de ma blouse.
    Le lendemain je l'ai retrouvé coincé entre le sommier et le cadre du lit.
    Outre les habituels comptes-rendus d'hospitalisation, la lecture de la minicassette révélait en fin de bande que je n'étais pas le seul hôte de cette piaule de garde.

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  10. Merci pour vos commentaires!

    Le Coucou : oui, quand quelqu'un relate un fait divers, écrit une petite tranche de vie banale ou une fiction, on a moins peur de vexer, mais comment critiquer de premières amours ?

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  11. Et je me demande qui est M.A.S.H. Bel embrayage sur le texte!

    Si un non blogueur veut participer, qu'il envoie un mail à l'un des enchaînés. Je me dis que si nous sommes trente mille à nous y mettre, nous aurons de grandes chances de retomber sur nos amours de jeunesse disparues...

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  12. Suzanne,

    en même temps, on est des grands, hein ! C'est con de se vexer pour si peu !

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  13. Coucou Bel oiseau, Vos premières fois sont passionnantes et succulentes à lire. Je ne repondrai pas à votre tag pour 2 raisons:
    1) je ne pourrai rivaliser avec votre charmante prose
    2) Ayant eu la chance (?) de vivre 2 premières fois, je ne saurai laquelle évoquer: celle de ce qui fut moi ou celle de ce que je suis ...
    Vous suivez ?
    biz

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  14. Corto : oui, je suis (enfin, je crois)

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  15. J'avais lu les commentaires avant de lire le texte et je pensais que j'y croirais... Mais je ne sais pas. Le décor me semble trop bien planté, idéal comme un décor de nouvelles... Je ne sais pas si je suis claire... En bref, c'est une sacrément bonne idée je trouve, la fougue de la jeunesse, la beauté d'un premier amour au milieu des vieillards oubliés de la vie... Trop littéraire pour être vrai ???

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  16. Zoridae: dites, vous n'avez pas l'impression qu'on associe automatiquement l'idée d'un premier amour à quelque chose qui sera forcément un peu hâtif, bâclé, maladroit,entre deux portes, et qu'on cherche à prouver par l'aveu et la description de cette maladresse, dans la façon un peu gauche de raconter l'aventure, ou de raconter l'aventure d'un personnage gauche, sa véracité ?

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  17. Suzanne,
    Il me semble qu'il manque un bout à votre question ? Non ?

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  18. Zoridae : commentaire avalé, sans doute. Je voulais dire que pour qu'une histoire ait l'air vrai en vrai de vrai, il faut, pour ce thème, que le héros soit maladroit, sinon, on ne croit pas à son inexpérience.

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  19. Oh non ce n'est pas du tout ça que je voulais dire. Pas besoin qu'il y ait de la maladresse et je n'ai pas dit que je n'y croyais pas. Simplement le décor semble presque trop littéraire pour être vrai. Mais c'est peut-être justement pour ça qu'il l'est !

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  20. Zoridae: Ce qui parait le plus invraisemblable, ce sont les compte-rendu laconique des procès de cour d'assise.
    C'est difficile, quand on raconte, d'avoir l'air de raconter la vérité même quand on sait que c'est la vérité. Donner à une confession un ton qui fera que personne ne mettra en doute ce qui est conté.

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  21. Mais après tout ce n'est pas le but... Mettre la réalité à l'écrit n'est ce pas déjà la travestir ?

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Modération parfois, hélas, mais toujours provisoire, ouf.