Moi aussi, comme
Jacques Etienne et tant d'autres, j'apprécie
le nauséabond Didier Goux en auteur-livreur. Notez que je l'entretiens dans sa modestie: écrivain en bâtiment, dit-il, auteur-livreur ajouté-je, pour son journal qu'il nous offre à la fin de chaque mois. J'aimerais bien qu'il nous fasse un journal du mois d'après, rien qu'une fois, pour changer. Le passé, c'est bien beau, mais l'avenir, tout de même...
J'ai empilé ce que j'ai chez moi de journaux d'écrivain. Nous sommes en juillet, j'ai lu ce qu'ils écrivaient en juillet. En voici sept extraits . Il en manque, et de grands, mais j'en garde pour août.
Qui saura en reconnaître quelques-uns ?
1) Juillet s'épanouit dans
la canicule. C'est le mois de l'été actif. On travaille encore. Il
y a les forçats du tour de France. Bientôt ce sera, avec août,
l'été passif. Maisons et magasins fermés, torpeur généralisée.
On fera la queue devant la seule boulangerie ouverte du canton.
C'est qu'ici nous sommes à la fois à la campagne et à Paris. Pas
question d'estivants. Les vacances vident la région. […]
Sur la
plage, deux filles très exemplaires, quatorze et seize ans. Assez
lourdes, le nez épaté et retroussé, mais éclatantes de fraîcheur.
Blondes, bleu et rose, tout le corps doré par le soleil comme une
brioche. Porcines avec leur mufle épais et sensuel, mais
triomphalement charnelles, elles sont la négation des mannequins
squelettiques recherchés pour les défilés de mode. C'est ainsi
que la peinture traditionnelle de Rubens à Renoir voulait que fût
la femme. C'est la fusion en une seule pulsion de l'appétit
alimentaire et du désir érotique.
Michel Tournier, Journal
extime Juillet 2002.
2) Moins de livres vendus,
davantage de livres publiés. Qu'est-ce qui ne tourne pas rond dans
cette histoire ?
Les lecteurs potentiels
ont certes tort d'acheter moins de livres, les éditeurs ont-ils
raison de s'obstiner à leur offrir une marchandise dédaignée ?
En terme de marché, c'est bien comme cela qu'il faut dire ? Et
si les éditeurs réduisaient leur production, qu'est-ce qui se
passerait ? Pour eux, j'entends.
Au temps de la prospérité
- très relative, il va sans dire, puis qu'un grand éditeur comme
Julliard jonglait avec plusieurs banques à la fois - j'avais dit un
jour à René Julliard : avec quatre romans par mois vous perdez
de l'argent, pourquoi n'en publieriez vous pas qu'un ou deux
particulièrement choisis, et de qualité ? À quoi il me
répondit : si je perds de l'argent avec quatre romans il me
faudrait au contraire en publier huit, le double, pour rentrer dans
mes frais et « faire tourner la maison."
J'ai compris ce jour-là
que je ne serais jamais ce qu'on appelle un éditeur.
Maurice Nadeau Journal en
public 1er juillet 2002.
3) C'est étrange de
constater comme ce pouvoir de créer rend son ordre à tout
l'univers. Je puis voir l'ensemble de ma journée dans ses justes
proportions, même après une longue hésitation de l'esprit, comme
celle que j'ai eue ce matin. Mais ce doit être une nécessité
physique, morale et mentale, comme mettre une machine en marche.
Folle journée de vent et de chaleur, des bourrasques dans le jardin,
toutes les pommes de juillet dans l'herbe. Je vais m'offrir le luxe
d'une série de rapides et vifs contrastes, et briser les moules
autant que je pourrai. Enfin, faire toutes sortes d'expériences.
Virginia Woolf, 27
juillet 1934.
4) Bien que le spectacle d'un
grand incendie ne soit pas une plaisanterie, chacun de nous retourna
peu après à ses occupations. Encore heureux de pouvoir le faire! Le
soir, au dîner, nouvelle alerte. Pour une fois, on mangeait bien,
mais le hurlement des sirènes m'a coupé l'appétit. Cependant, tout
resta calme jusqu'au signal de fin d'alerte trois quarts d'heure plus
tard. À peine la vaisselle faite : alertes, tirs, et un nombre
inimaginable d'avions. « Ciel, deux attaques dans la
journée c'est trop» mais on ne nous demande pas notre avis.
Montant, piquant, les avions faisaient vibrer le ciel et me
donnaient la chair de poule. À chaque instant je me disais :
« cette bombe est pour toi, adieu ».
Anne Frank, 26 juillet
1943.
5) Ce pavillon à grand
jardin […] qui était, il y a encore une douzaine d'années, un
endroit charmant d'isolement et de tranquillité, est devenu
intenable. Non seulement je suis entouré de sots – et goujats –
à TSF, pour qui le vacarme paraît être la plus grande jouissance,
qui font marcher leurs appareils au plus haut diapason, toutes
fenêtres ouvertes, sans souci du dérangement qu'ils peuvent causer
à autrui – la pensée ne leur en vient certainement même pas –
mais vers R..., au milieu de cette route qui mène au bois de
Verrières, on a construit tout un lot de maisons à loyer bon
marché, et, depuis la soirée de mercredi dernier, il y a, pour le
14 juillet, un bal de nuit dont le vacarme que m'apporte le vent est,
pour moi, comme s'il était à cent mètres. Voilà quatre nuits que
je ne peux dormir, et j'en ai encore une à subir ce soir, ce qui
fera la cinquième. Que suis-je obligé de gagner ma vie ! Je
ne serais pas long à décamper et à chercher ailleurs, le plus loin
possible de cette vermine, un endroit où j'aie vraiment le silence.
Il faut ajouter, par-dessus le marché, le centre d'aviation de V. et
le potin des appareils dans le ciel, la journée et une partie de la
soirée. Je ne sais pas ce que sera la vie sociale dans cinquante
ans, mais il est à prévoir qu'elle sera à se sauver.
Paul Léautaud, dimanche
17 juillet 1938
6) Ma chambre à l'hôtel, la
chaleur réfléchie par le mur d'en face. Elle se dégage aussi des
murs latéraux qui forment une voûte et enserrent la fenêtre placée
dans un renfoncement. En plus, soleil d'après-midi. Le garçon,
vivacité de mouvements, presque comme un Juif de l'Est. Tapage dans
la cour, comme dans un atelier de construction de machines.
Mauvaises odeurs. Punaise. Difficile de se décider à l'écraser.
La femme de chambre s'étonne, il n'y a de punaises nulle part :
une seule fois un client en a trouvé une dans le couloir.
Franz Kafka, juillet
1914
7) De jeunes musiciens sont
montés à Sartrouville. Ils jouent La foule, Mon amant de
Saint-Jean, des airs d'avant le RER et les villes nouvelles. Je leur
donne dix francs comme je donne à des silhouettes et des visages de
misère. Le même geste pour payer le plaisir ou la compassion.
Les chansons transforment
la vie en roman. Elles rendent belles et lointaines les choses qu'on
a vécues. C'est de cette beauté que vient plus tard la douleur de
les entendre.
Dans le film de Raymond
Depardon, sur l'asile de l’île San Clemente, à Venise, on voit un
homme affalé sur une table. Il tient un transistor collé à
l'oreille et il écoute très fort une chanson. C'est une chanson
italienne, elle fait penser à une fête foraine, à un bal en plein
air, à l'amour perdu. L'homme écoute et il pleure.
Annie Ernaux, 13 juillet
1993
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J'active la modération des commentaires ... et j'attends avec curiosité.