J' hésite à prendre des photos de gens dans la rue.
S'il m'arrive de le faire, je demande souvent la permission, ou alors je montre le cliché après et le détruis aussitôt si quelqu'un fronce les sourcils.
Hier j'avais chaud, je me suis assise sur un banc à l'ombre d'un coin de mur taggé sentant la pisse et le fond de poubelle, sur une place.
Sur le banc d'en face se sont affalés trois jeunes clodos à chiens. Ils ont sorti de grandes canettes de bière vertes (de la Heineken ?) et des noires (là, je ne sais pas) qu'ils ont disposées autour d'eux comme des quilles. L'un d'eux est entré chez le marchand de journaux, un seau en plastique à la main, et quand il est ressorti le seau était plein. Il a donné à boire aux chiens, deux grosses bêtes bringées aux oreilles coupées au ras du crâne comme les mâtins d'autrefois. J'aurais bien pris une photo. Le vert des canettes de bière aurait été la seule couleur vive de la scène. Les hommes étaient bruns et gris comme leurs chiens, avec des vêtements bruns et gris, devant des murs bruns et gris et sur une place sans une fleur, bordée par d'anciens commerces aux devantures passées. J'ai pensé à des golems directement tirés du trottoir, du pavé sale de la rue. L'un d'eux avait des mitaines de cuir noir malgré la chaleur, et des centaines de piercings un peu partout. Ceux de la commissure des lèvres avaient infecté la joue et la bouche, gonflées. Du pus suintait. La bière moussait sous les anneaux des lèvres et du menton, se mêlait à la salive noircie que filtrait un mégot renforcé par du papier maïs. Le jus mélangé gouttait sur la cuisse nue du gars qui portait un short militaire et des rangers lacées jusqu'à mi-mollet. La grande chienne au regard doux lui léchait la cuisse et lapait ce qui arrivait à terre.
Une femme énorme a surgi par l'entrée nord de la place. Vraiment énorme. Elle marchait avec difficulté, en balançant ses ventres en cascade un coup à droite, un coup à gauche. Ses cheveux avaient dix centimètres de racines blanches et se collaient en cordelettes roussâtres qui se balançaient sur ses épaules. Un chien minuscule et très gras l'accompagnait, attaché par une longue ficelle. Il marchait à distance respectueuse de sa maîtresse, et je le comprenais. Mieux valait ne pas se trouver sous un des pieds de cette lourde dame. Les molosses se sont mis à grogner, à baver. Le minuscule cabot et la grosse femme sont passés au ras de leurs mufles sans incident, ont atteint la sortie sud de la place et ont disparu. Les clochards et la grosse femme n'ont pas échangé un mot. Ils tenaient leurs chiens, elle ne tournait pas la tête et regardait droit devant elle.
Je peux raconter tout cela. Même si quelqu'un sait de qui je parle, même si les personnes elles-mêmes se reconnaissent et se trouvent défavorablement, injurieusement décrites, même si je donne le nom de la ville, de la place, le jour et et l'heure, les êtres de cette scène par moi décrits ne seront jamais que des personnages. Je n'ai pas l'impression d'avoir nui, d'avoir été voyeuse, indiscrète. Je n'ai pas pris de photo, je montre des mots.
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