mercredi 21 décembre 2011

Mes nuits ne sont pas plus belles que vos jours

   Il faut parfois passer une nuit à l'hôtel. Vous je ne sais pas, mais moi je ne suis pas riche. Je ne fréquente donc pas les établissements huppés, et quand je lis ce que Renaud Camus écrit dans son journal sur la qualité de sommeil des hôtels pour riches, je me dis que la plupart de mes hôtels pour pauvres ne démérite pas, loin de là. J'ai même connu des  hôtels bon marché qui frôlaient le paradisiaque, dont un à Limoges dans le quartier de la gare, tenu et animé par une aimable rousse.   On passait derrière l'accueil, et on rejoignait les chambres sobres et proprettes disposées autour d'une cour carrée fleurie, tapissée de passiflores. L'endroit était bondé de gens qui ne hurlaient pas, ne claquaient pas les portes la nuit et petidéjeunaient sans mâcher la bouche ouverte.  Il y eut une autre chambre, à Saint-Nectaire, dont les fenêtres ouvraient sur la  cathédrale romane qui est une des plus belles cathédrales romanes au monde, n'ayons pas peur de l'affirmer. On y mangeait (on y mange peut-être encore, mes souvenirs se rapportant à ce lieu ont dix ans) une excellente truffade dans une salle de restaurant si kitsch qu'elle aurait pu figurer tel quel dans un musée du kitsch, en tant que performance artistique inégalable. L'aubergiste ressemblait d'une façon hallucinante à Patrick Timsit, la chambre sentait la cire, le feu de bois et l'orange, et tout vibrait quand les cloches de la cathédrale résonnaient.  Il y eut cette chambre d'hôte en face de la cathédrale Sainte-Foy de Conques. Je regardais par la fenêtre  les foules de touristes qui mangeaient des glaces et prenaient en photo le tympan, j'entendais ceux qui braillaient le plus fort  commenter  les vitraux de Soulage - comme c'est moche, comme c'est admirable - et je voyais les pèlerins s'abattre, épuisés, devant la maison des pèlerins en attendant l'ouverture des portes. Et, la nuit, le silence magnifique.
L'hôtel où j'ai passé une nuit le mois dernier  se tenait dans une petite moyenne, assez basse la moyenne. La douche fuyait en chuintant et toussait parfois, même quand on ne l'utilisait pas. Le lit avait un matelas neuf, mais la moquette alopécique formait des cloques qui pschittaient sous le pied.  J'ai failli m'endormir, quand les voisins sont arrivés. Là, j'ai commencé à penser de très vilaines choses à propos de l'isolation phonique des cloisons, puis à propos du couple voisin. Le type s'est mis  à chanter, ce n'était presque pas désagréable car il avait une belle voix de baryton, bien juste et bien posée, mais "je suis malade" de Serge Lama à minuit, c'est moyen. Chante moins fort, Freddy, susurrait une voix fluette, tu vas déranger la  dame dans la chambre d'à côté, je viens de l'entendre soupirer et tourner les pages de son livre.  Bon, elle a juste dit la première partie de la phrase qui s'arrête à "déranger", mais elle aurait pu dire le reste, on entendait tout, vraiment TOUT. Freddy, pas mauvais bougre au fond, a fredonné autre chose sur un ton plus bas.  Puis j’ai entendu leur douche à eux, raclements de tuyaux, chute de flacons, rots de lavabo, et ce qui devait arriver arriva, ils ont commencé à gémir, elle sur le mode tourterelle, lui sur le mode taureau de Camargue, mords pas si fort Freddy, laisse-toi faire Caroline, putain laisse-toi faire.  Vu comme les choses s’engageaient, je me suis dit qu’ils en avaient pour cinq minutes au maximum, et que Freddy et Caroline s’endormiraient ensuite dans les bras l’un de l’autre, pour leur plus grand bonheur et pour le mien, qui m’importait alors davantage.
Malheureusement, on ne peut pas faire confiance aux hommes. Tous des sales types violents, égoïstes et impératifs. D’irrécupérables ennemis de classe, comme nous le serinent  les féministes absolues.  Quand la mâle voix du Freddy s’est adoucie et enrichie de trémolos « mais pourquoi tu veux plus me sucer ? Ça fait combien de temps que tu m’as pas sucé, hein, Caroline ? Allez, fais moi plaisir, suce-moi… » j’ai eu l’intuition que l’affaire allait durer plus longtemps que les cinq minutes espérées. Allez,  suce-le, Caroline, vite fait bien fait, qu’on en finisse et que je dorme, pensai-je de toutes mes forces. J’entendais les draps bouger, les coups dans le mur. Puis Caroline : « pose ce gun, Freddy, POSE CE GUN, je ferai ce que tu voudras, TOUT CE QUE TU VOUDRAS mais pose ce gun. »
Aïe aïe aïe… J’aurais bien crié un truc du genre « eh, ça va pas là dedans ? Arrêtez ou je préviens les flics, hein ! » Mais j’avais peur que Freddy, de dépit, ne file une tarte à Caroline ou pire encore. Et un coup de gun à moi pour effacer le témoin. J’ai attendu deux secondes. Puis Caroline, sur un ton suraigu  « t’es dégueulasse, Freddy, j’te l’aurais fait quand même, j’vais t’le faire, mais pose ton gun ! ». 
Je suis allée à l’accueil. Le couloir était dans le noir, et, au bout, un écran d’ordinateur éclairait la dame de l’hôtel, rousse quinquagénaire aux yeux brillants qui tchattait sur un site « rencontres moins de trente ans ».  C’est pour la douche ? m’a-t-elle demandé. Je lui ai expliqué l’affaire et l’urgence de l’affaire. Elle m’a adressé un regard de Mado maquerelle puis quelques paroles apaisantes dans le style chacun chez soi et on ne se mêle pas de la sexualité des autres. Oui, mais quand même, ai-je objecté, sous la menace d’une arme… Ouais, a-t-elle répondu, mais je les connais. Ils viennent tous les ans, ils font le salon de l’habitat, ils restent ici trois nuits.  Le plus chiant, c’est qu’y vous empêchent de dormir, mais vous inquiétez pas  pour la p’tite, c’est leur façon à eux de s’amuser.
On a discuté cinq minutes du salon de l’habitat et de la TVA hôtelière.
De temps en temps la terre penche.  J’avais cette impression courante de vivre des époques mélangées et de réagir à contre temps, quoi que je fasse. Je suis retournée me coucher. Caroline avait fini ses œuvres ou bien elle était morte, Freddy ronflotait.
Le lendemain matin je les ai vus à l’accueil de l’hôtel.
Caroline mesurait près de deux mètres, avait un corps de nageuse Est-Allemande, un cou de bœuf, une tête de boxeur posée dessus et des cheveux drus et noirs coiffés en brosse. Freddy le baryton ressemblait à un ange de Fra Angelico, atteignait la taille d’un enfant de douze ans, et démêlait ses boucles blondes en les étirant avec ses doigts longs, fins, blancs et roses.