Ces photographies ont été prises à Pise, il y a presque dix ans. On peut dire qu'elles sont sans intérêt. Je me tenais au bord de l'allée, dans une foule de touristes clichant à qui mieux mieux. L'enfant avait lâché la main de ses parents et dansait sur une pelouse jalonnée de panonceaux "interdit de marcher sur l'herbe", dans toutes les langues. Ses parents l'ont appelé discrètement plusieurs fois, avec un air un peu ennuyé. Tout un groupe asiatique s'est figé, zoom en berne, en regardant ailleurs. C'était drôle, ces adultes qui n'osaient pas mettre un pied sur une pelouse interdite, l'enfant gracieux et libre, et les occidentaux amusés par la scène.
Je n'ai pas d'image pour les scènes suivantes.
Sur la pelouse du Jardin des Plantes, il y a aussi des pancartes. Juste devant la grotte romantique, on a sarclé par endroits et semé du gazon qui peine à pousser. Une mère aux longs cheveux est assise sur le banc, avec ses petits contre elle et un bébé au sein. La lumière frisante joue entre les grandes palmes sombres, la mère serre sur ses cheveux un châle bleu que le marmot dodu tire par les franges. Il est impossible de ne pas penser à un tableau: une madone, une maternité, un Caravage, avec une Rom dans le rôle de Marie. Les passants ralentissent. Il fait froid, les enfants sont peu vêtus, la femme a les pieds sales, chaussés de tongs de plage. Brusquement, les enfants se redressent se mettent à crier: deux gendarmes traversent la pelouse et se dirigent vers eux. Leurs brodequins noirs décollent des plaques d'herbe, laissant la terre à nu, et l'on voit l'empreinte brune de leur semelle, aussi nette que celles de pas dans la neige.
Hier, au supermarché:
Petit papa Noël, chocolats, jouets et illuminations dès la porte franchie. Et là, ces fiers consuméristes ont fait fort: le thème de l'animation est inspiré par, ou dédié aux, je ne sais pas, mais enfin tout grouille de LAPINS CRÉTINS. Ceux qui ignorent de quoi je parle ont de la chance. Bref, sur une estrade à deux niveaux recouverte de gazon synthétique se tortillent des lapins effrayants avec des bonnets rouges où ballottent de vagues bois de rennes. La sono est épouvantable. Autour de l'estrade il y a la même barrière basse en bois blanc que celle de la déco de Pâques et de la fête du jardinage. Killian l'a enjambée sans difficulté. D'abord il baffe un lapin, à la grande joie de l'assistance, puis réussit, en tirant fort sur les oreilles d'un autre, à désolidariser la partie peluche de la partie mécanisme. Horreur: l'automate en ferraille se trémousse, les globes de ses yeux clignotants sont entourés d’écheveaux de fils électriques et sa mâchoire claque atrocement, Killian se laisse tomber par terre en hurlant. Killian a environ trois ans, et tout le monde sait qu'il s'appelle Killian parce que son colosse de mère n'arrête pas de gueuler: "Killian, sors de là d'd'ans et r'viens toutd'suite ou bien tu vas voir, tu vas t'en prendre une !" La foule se presse pour voir Killian s'en prendre une, en jetant des regards circulaires vaguement inquiets car il plane une odeur bizarre de plastique chaud autour de l'estrade. Le lapin crépite puis s'éteint, tandis que les yeux des autres restent bloqués sur la lumière rouge et que le son déraille. Killian s'assied et se frotte les yeux. "Non", crie-t-il à sa mère qui lui désigne sa poussette et fait mine de partir. Ensemble, comme au credo à la messe, les gens commencent à entonner "ah, si c'était le mien..." On sent que l'avenir proche ne s'annonce pas super gai pour Killian, et que si ça se trouve le Père Noël va carrément blacklister l'adresse de son appart. Un chef commercial intervient à point, il se prend les pieds dans la pelouse synthétique qui se déchire et s'enroule à ses chevilles. Il rampe jusqu'à la sortie de rallonge électrique, sous le petit moulin, qu'il débranche enfin. Tout s'éteint. Killian se met debout, et là, fier dans ses Nike, ferme sa petite main hormis le majeur qu'il brandit bien vertical devant l'homme par qui s'interrompit le spectacle.