vendredi 30 octobre 2009

Et mille !




Comme pour faire écho à la discussion qui s'engage chez le Privilégié*, mon amie Sophie m'a téléphoné tout à l'heure.
- Tu sais qu' Émile est mort ?
- Émile ? Émile P. ?
- Bien sûr, qui d'autre !
- Il s'est suicidé ?
- Ah, c'est marrant que tu me dises ça, c'est le premier truc auquel j'ai pensé aussi quand on m'a dit qu'il avait passé l'arme à gauche... Non, mort ordinaire, un type bourré n'a pas respecté un STOP et...

Émile était professeur d'anglais au collège public du bourg. Il a enseigné vingt-cinq ans et pris sa retraite voilà quatre ou cinq ans. Tous ceux qui sont restés de la 6ème à la 3ème dans ce collège l'ont eu au moins une année. Des profs fainéants, on en a connu. Des sadiques, des violents, des alcooliques pratiquants, des dépressifs, des emmerdants, des incompétents aussi, mais peu. Pas plus d'un par an dans le panier de rentrée des élèves, le monde n'est pas parfait, on fait avec.
Mais un prof comme Émile... alors là, de mémoire d'élève, de parent d'élève, de grand-parent d'élève, jamais on en a vu.
Émile était chahuté, et pas qu'un peu. Dès la première minute de cours, le bruit enflait jusqu'à devenir tintamarre. Les élèves se déplaçaient, mangeaient, buvaient, rotaient, téléphonaient, regardaient des dvd, jouaient aux cartes .
Émile copiait un cours au tableau avec une belle écriture d'instituteur, puis il s'asseyait, se tassait sur sa chaise, et attendait la sonnerie. Un petit groupe d' élèves recopiait le cours, et puis c'est tout. Émile disait en anglais "calmez-vous... taisez-vous... asseyez-vous", mais personne ne l'entendait.
Tout le monde savait qu'avec Émile, c'est simple, on perdait une année.
Les parents demandaient à rencontrer le Principal, qui les voyait arriver de loin. Le Principal changeait, mais le discours était toujours le même: monsieur P est irréprochable, il est très bien noté, il ne faut pas croire les élèves, il y a des éléments perturbateurs difficiles à gérer, peut-être monsieur P est il un peu trop gentil mais le rôle des parents d'élèves n'est pas de s'occuper de pédagogie et de juger l'action de l'enseignant, l'inspecteur est là pour ça, et monsieur P est irréprochable, il est très bien noté, etc, etc.
Il était gentil, c'est vrai. Peut-être avait-il sévi, collé, en début de carrière, mais sur la fin, il ne disait plus rien. Dans les réunions parent-prof, il jouait le rôle du prof qui s'intéresse à l'élève, l'élève jouait le rôle de l'élève qui écoute le prof, les parents jouaient le rôle de parents qui sont là parce qu'il le faut, et tout allait pour le mieux.
Les notes d'oral étaient attribuées automatiquement, chaque mois. Elle s'étageaient de 8 à 20. Ceux qui recopiaient le cours et faisaient le moins de bruit avaient les meilleures. Les notes d'écrit s'étageaient de 12 à 20. Les élèves qui recopiaient le cours qu'ils avaient sous les yeux, sur la table, en faisant le moins de fautes de copie avaient les meilleures.
Parfois, quelqu'un lançait le compte. Dans le brouhaha égrenait une voix: et un... et deux... et trois... Une autre reprenait: et quatre... et cinq... et six... Et le compte tournait de table en table. quatre-vingt-un, quatre-vingt-deux... neuf cent quatre-vingt-seize, neuf cent quatre-vingt-dix-sept, neuf cent quatre-vingt-dix-huit, neuf cent quatre-vingt-dix-neuf, et MILLE, vive Émile, vive Émile; mille fois vive Émile !

Il y avait beaucoup de monde à son enterrement. Est-ce que ses anciens élèves chuchotaient le compte en regardant son cercueil ?

***
*Le Privilégié et la guerre scolaire (qu'il ne rallumera pas)

19 commentaires:

  1. Tiens, j'ai eu un professeur d'histoire, dans ce genre là. En plus, le pauvre s'appelait Camet...

    Sauf que, lui, il s'est réellement suicidé, quelques années après mon passage au lycée Pothier d'Orléans.

    RépondreSupprimer
  2. Après votre passage... j'ai failli ne pas lire "quelques années après".

    Je me souviens d'un professeur chahuté aussi, qui pleurait en nous lisant "Le petit Chose", mais il n'est pas resté enseignant, il est devenu fleuriste.

    RépondreSupprimer
  3. C'était en première ; il était prof de français.
    Nous discutions et jouions aux cartes comme s'il était absent.

    Vers la fin de l'année, il nous pria de lui laisser quelques minutes : il avait sérieusement préparé le cours. Nous ne pouvions lui refuser cette tentative.
    Il tint l'intérêt de la classe pendant toute l'heure !
    Je ne me souviens plus s'il reçût nos applaudissements, mais en tout cas nôtre estime ; et, j'espère, la sienne.

    RépondreSupprimer
  4. Pilou : est-ce que les autres cours n'étaient pas préparés, donc inintéressants, donc... ?

    RépondreSupprimer
  5. On court tous après notre enfance et on meurt de ça.

    RépondreSupprimer
  6. Mais non, Chr. Borhen, mais non...

    RépondreSupprimer
  7. J'ai, moi, le souvenir d'une prof de philo. Très jeune et passionnée par son métier. En face, cinquante deux filles, en ce temps là pas de mixité.

    Nous étions une quinzaine, au premier rang, à boire ses paroles, elle a changé ma conception de la vie et du monde. Et celle de mes amies. Elle nous a fait découvrir... mais baste, la liste serait trop longue.

    Derrière nous, une quarantaine de filles s'emmerdaient, faisaient leur devoirs de math, jouaient au morpion, bavardaient.

    Après un ou deux congés maladies (dépression nerveuse), elle a dû s'endurcir, mais elle a dès lors préparé sa réorientation vers l'université. Je l'ai eue plus tard comme enseignante, toujours passionnante, rigoureuse, stimulante.

    Simplement, pas douée pour être matonne.

    RépondreSupprimer
  8. Matonne ?
    Vous comparez un lycée à l'univers carcéral, et un professeur à un surveillant de prison ?

    chapeau!

    RépondreSupprimer
  9. Très beau texte: la vie telle qu'elle est, nue, crue, amorale, tendre, sans jugement....

    RépondreSupprimer
  10. Aucun rapport, juste pour vous dire que moi aussi, me voilà plongée dans "L'oeuvre des mers".

    RépondreSupprimer
  11. "Je ne me souviens plus s'il reçût nos applaudissements, mais en tout cas nôtre estime ; et, j'espère, la sienne."
    Mais vous n'avez probablement pas reçu la sienne, d'estime... Sinon, il aurait fait cette "tentative" plus tôt.

    RépondreSupprimer
  12. Quel est le sujet ? Le prof le plus excentrique que l'on ait connu ? J'en ai un, particulièrement gratiné. Je vous assure tout de suite que ce n'est pas de la caricature.

    D'abord DM était un non-violent et non-directif absolu, ce qui fait que sa classe de philo était un bordel infâme. Les élèves tapaient le carton en cours au lieu de l'écouter et le proviseur crut bon de lui adjoindre un surveillant présent à chaque cours, ce qui est déjà un cas unique. Il y avait des concours de ping-pong au fond de sa salle pendant qu'il dissertait sur les présocratiques. Comment a-t-il échappé à une révocation pour incompétence ? Fort simple : en devenant prof de fac.

    Je l'ai retrouvé comme prof de grec ancien. Il nous félicitait d'être venus aussi nombreux alors que nous étions deux ou trois ou que je me trouvais seul (un lundi à huit heures). Il se débarrassait de ses pinces à vélo (il était très écolo) et surtout de ses trois ou quatre couches de pulls ou de vestons mal lavés (il faut économiser l'eau pour sauver la planète). Puis il nous entraînait dans une lecture numérologique du bouclier d'Achille grâce à un exemplaire vieux de cinquante ans, couvert de signes cabalistiques et tombant en morceaux tellement on voyait les fils ou les miettes aller vers le sol. Tous les mots de l'Iliade et de l'Odyssée avaient été codés par lui, il trouvait une correspondance pour tout et il nous félicitait quand nous avions trouvé la bonne correspondance numérique. J'ai oublié de préciser qu'il était anthroposophe et que cela devait se traduire dans son enseignement. Je regrette de n'avoir pu rencontrer de tels phénomènes depuis, mes collègues sont bien plus convenus et normaux.

    RépondreSupprimer
  13. Catherine: comme disait votre lumignon, il n'y a pas besoin de rapport pour parler d'Eugène Nicole.

    Comte de Champignac, connaissez-vous cet auteur ? (sinon, il n'y avait pas de thème pour le billet, mais je veux bien vous expliquer le cheminement des pensées qui m'a poussé à l'écrire. Le privilégié me traitait de consumériste, rapport à comme quoi je lui avais dit que moi quand une école était pleine d'incapables que même un éleveur de veaux les trouverait trop chelous pour s'occuper de ses bêtes eh ben j'avais pas envie d'y mettre mes mômes et que même j'étais cap de les y enlever. C'était ma façon de lui répondre que peut être qu'il y avait de l'abus dans le fait de laisser des incapables s'occuper incapablement des élèves et se faire payer jusqu'à la retraite pour acte de présence. Payer des élèves pour être présents sans rien foutre peut se justifier dans cette perspective, mais à condition qu'on mette les élèves payés pour rien foutre avec les profs idoine. Quand il y en a un de temps en temps, genre un sur dix, c'est la vie, on supporte. Le vôtre était très bien aussi....

    Marine: remarque judicieuse.

    RépondreSupprimer
  14. Hum... Je ne sais quoi dire ou penser. J'ai juste rapporté ce que je savais du professeur le plus original que j'ai connu, je ne pense pas qu'il ait maltraité des générations entières de lycéens ou d'étudiants, et il me semble qu'il avait parfaitement sa place au lycée et à l'université dans une époque où on ne voulait pas totalement être compétitif. Son enseignement était farfelu et ésotérique, et alors ? et après ? Celui des études de marquetingue l'est encore plus, tellement on y fait dans la doxa à réciter. De toute manière, il était interdit pour valider les UV en fac, que ce soit à Mulhouse ou à Dijon ou à Besançon.

    Je n'ai presque rien appris de grec ancien ou de philosophie auprès de lui, mais je m'en fiche, j'ai vu un homme pris dans un univers particulier et cela compte plus que tout. Qu'il soit (s'il est encore en vie) anthroposophe, ne me fait ni chaud, ni froid, en revanche qu'il soit prisonnier de son système de pensée au point de ne pas entendre nos demandes pour de vrais cours de langue greque, cela m'a profondément troublé. Je suis devenu un peu philosophe après.

    Il ne me semble pas anormal que le système éducatif comprenne des personnes dites anormales, on peut apprendre d'autres choses à leur contact. Ce qui serait regrettable, c'est un système éducatif visant à la seule efficacité. Ou comment ne plus jamais avoir de capacités d'invention.

    RépondreSupprimer
  15. Suzanne, non je ne connais pas le comte de Champignac.

    RépondreSupprimer
  16. Catherine : notre comte de Champignac, c'est Dominique. (Dans ma tête, je l'appelle Le Bougon Majeur, mais chut)

    Dominique: vive les farfelus, les artistes, les marcheurs d'à côté et les flâneurs des deux rives, mais l'Emile dont je parle n'a jamais rien appris à personne. Sinon, la solidarité interprofs waterproof à toute critique ne me semble pas compatible avec de vraies valeurs de gauche, surtout de gauche libertaire.

    RépondreSupprimer
  17. Vous racontez la vie d'Emile, apparemment sans jugement, mais apparemment seulement. Au fond, vous le jugez incompétent, il me semble. J'ai eu une prof de maths complètement paralysée devant notre classe de seconde. Elle tremblait, bafouillait, on avait toujours l'impression qu'elle allait se mettre à pleurer. Dans la classe, tout le monde parlait, faisait ses devoirs, écoutait de la musique. Pas moi. La déléguée de classe est allée parler à la CPE pour "faire virer la prof". Ma moi, du haut de mes seize ans, j'ai piqué la plus grande colère de ma vie "vous ne voyez pas qu'elle a les larmes aux yeux ????????" Personne n'avait remarqué ça, personne ! et alors ? m'a-t-on répondu, on s'en fout si elle pleurniche, elle est nulle !". J'étais toute seule, seulement seize ans, aucun poids, aucune influence, la prof a été virée (dans un lycée privé sous contrat). Elle m'a appris beaucoup. J'ai vu l'indifférence, l'égoïsme, le consumérisme à l'oeuvre dans un lycée qui se disait *catholique*. J'ai vu aussi que pour cette prof de maths, l'angoisse ne venait pas des mathématiques. Elle n'était pas douée pour faire la police, et des lycéens de *seize ans* attendaient cela, justement, qu'on leur fasse la police.

    Calamity Papoty

    RépondreSupprimer
  18. Papotine : mais qui vous a affublé de ce terrible surnom, hmmm?

    Vous étiez une jeune fille sensible et généreuse, mais vos camarades étaient-elles mauvaises pour autant ?

    Pourquoi mettre d'un côté les gentils, les doux, les sensibles, les innocents, et de l'autre les policiers, les matons, etc?

    Vous avez l'air de me reprocher de trouver Emile incompétent. Vous le trouvez compétent dans son métier, dans son travail, peut-être ? Les lycéens attendent qu'on leur fasse la police ? Je crois, moi, qu'ils attendent qu'on leur enseigne quelque chose et qu'ils préfèrent les cours intéressants. Sans un minimum d'autorité et de discipline, à moins d'être un génie fascinant qui hypnotise son auditoire, que vaut un travail d'enseignant ? On ne peut pas demander à des enfants ou à des adolescents d'avoir la maturité des auditeurs du Collège de France face à des professeurs qui ne tiennent pas la route.
    Il y a des façons de faire, des trucs, des techniques, des savoirs professionnels qui sont enseignés aux jeunes professeurs qui ont des problèmes d'autorité ?

    RépondreSupprimer

Modération parfois, hélas, mais toujours provisoire, ouf.