mercredi 14 octobre 2009

Première fois (3)


Ce fut en avril à cinq heures


..Toutes mes copines l'avaient fait, et moi non. Béatrice avait quitté le lycée quand elle était devenue trop visiblement enceinte et vivait avec le batteur d'un groupe qui jouait dans les festivals du coin. Marie-Laure était avec Sébastien, Sabine couchait avec le pion qui animait le club de poésie, et moi j'avais le même petit ami depuis six mois, mais rien. Niet, que dalle. Mais qu'est-ce que vous faites ensemble, alors ? Vous parlez politique ? Elles se marraient, sadiques, mes copines aux seins en pommes et aux cuisses de biche. Je ne pouvais pas leur répondre que oui, Antoine et moi, on parlait. En plus, j'aimais bien parler avec lui. J'aimais bien me promener avec lui, j'aimais bien manger avec lui, j'aimais bien boire des diabolo-orgeat avec lui aux terrasses des cafés, j'aimais bien son bras autour de ma taille, j'aimais bien ses regards amoureux, j'aimais bien son intelligence extraordinaire. J'aimais bien quand les professeurs lui parlaient comme à un égal alors qu'il n'avait que seize ans comme moi, j'aimais bien lire son nom dans le courrier des lecteurs de Science et Vie, je l'admirais éperdument. C'était un futur physicien brillant, une grosse tête, un chercheur plein d'avenir, un touche-à tout, une bête scolaire, un intellectuel, un type hors normes.
À le voir comme ça, il n'était pas hors normes du tout. Long, courbé comme une fleur dont la tête est trop lourde, les mains épaisses et battant l'air comme des pales au bout de bras maigres, l'air hébété d'un lapin surpris en pleine sieste, il ne payait pas de mine. Un enfant, un gosse, un bébé blond. Je ne connais personne qui ait lu autant de livres que toi, me disait-il tendrement Je ne connais personne qui soit aussi intelligent que toi, lui disais-je tendrement. Nous faisions profiter les Jeunesses Communistes locales de notre intelligence et de notre culture réunies et ne loupions aucune réunion de cellule. Je crois que les camarades se fichaient de nous par derrière, enfin, je ne sais pas. Nous écrivions, imprimions et distribuions le journal de notre comité. Le moindre éditorial de la publication mensuelle de notre canard se devait d'être digne de Lénine, Trotsky et Dimitrov. Ah, je le connais par cœur, le Capital. Et aussi le Petit Livre Rouge. Il ne faut compter que sur ses propres forces, disait Mao.
Ses propres forces, à mon Antoine, elles étaient bien faiblardes. Toujours patraque. Mal au ventre, mal à la tête, allergique à tout. Crevard, enrhumé, un jour l'eczéma, un jour l'asthme, un jour les verrues plantaires, un jour les étourdissements, il avait en permanence sur lui tout une batterie de médicaments, dont un pour le cœur, un contre les brulures d'estomac, et du valium pour l'anxiété. Moi, je le maternais. Je m'imaginais un grand avenir de servante d'homme de génie, des voyages dans le monde entier, une vie consacrée à la science avec rêves de futur radieux inside. Cette vie, nous la passerions ensemble. Pourquoi se presser ? Cent ans pour nous connaître, que nous avions devant nous. Le sort du monde d'abord, les occupations personnelles ensuite. Je lisais Simone de Beauvoir et Aragon.
Mes copines se fichaient de moi, mais elles n'avaient pas idée de ce qu'était un génie, elles, ni d'un destin de sauveur de l'humanité.
Antoine habitait avec son père et sa tante un ancien presbytère couvert de lierre. Son père était représentant de commerce, souvent sur les routes, sa mère avait abandonné sa famille quelques mois après sa naissance . Du frère aîné, Eric, je ne savais rien, sinon qu'il avait plus ou moins mal tourné, puis qu'il était devenu boxeur et visitait rarement sa famille. J'allais parfois dîner chez eux. La tante Christine mitonnait des pâtés végétaux et des tartes aux odeurs étranges dans une antique cuisinière à bois, c'était une hippie réformée qui avait vécu dans un ashram et se méfiait de l'électricité. On m'aimait bien, jétais la brave petite idéale pour prendre soin de ce grand dadais d'Antoine. On me prépara une chambre pour les soirs où j'aurais envie de rester, au cas où... Au cas où rien du tout ! Mes copines riaient de plus en plus fort.
Je passai à l'offensive. Baisers de plus en plus longs, caresses de plus en plus osées, tentatives de déshabillage. Rien. Mon promis avait des vapeurs. Il ne se sentait pas bien, me demandait d'attendre, prenait un valium, reboutonnait sa chemise et griffonait à la hâte des équations sur son petit carnet bleu. La condition de femme de génie s'avérait décevante. Je lisais Anaïs Nin, je lisais des contes libertins du dix-huitième siècle. Mes copines s'esclaffaient.
Un dimanche après midi, je suis allée chez lui. Il ne va pas tarder, assura la tante Christine, monte l'attendre dans sa chambre si tu veux, il a préparé des disques pour toi, sur son bureau. Par la fenêtre ouverte entraient des bouffées de parfum des lilas et de jacinthes, les oiseaux pépiaient dans la verdure naissante des grands tilleuls et les travaux de l'autoroute, au loin, semblaient figés dans une poussière dorée. La lumière coulait, toute fraîche. Sur la pelouse, en bas, un homme torse nu s'étirait, touchait ses pieds. Le frère aîné. Il grimpa au tilleul et accrocha une corde lisse à l'une des grosses branches puis se laissa glisser à terre et enchaina divers exercices que je regardai comme au cirque on regarde les trapézistes. Il me semblait minuscule et l'était. Vice-champion de France poids coqs, ai-je appris plus tard. La lumière et l'ombre jouaient sur son corps où les muscles saillaient tour à tour, chacun de ses mouvements était empreint d'une force gracieuse, j'étais sous le charme. Je n'avais pas entendu Antoine se rapprocher de moi. Il m'observait observer son frère, m'a-t-il dit quelques heures plus tard. Il ne se souvenait pas que je l'aie jamais scruté ainsi, avec une gourmandise primaire et animale, c'étaient ses mots. Il avait alors ressenti, et s'en voulait pour cela, une montée de jalousie bourgeoise, un impérieux mouvement de possession impérialiste qu'il n'avait pu contenir, à son grand désarroi. Antoine ferma la fenêtre et tira les rideaux. Il mit sur la chaîne un disque de chants révolutionnaires basques et entreprit de me déshabiller comme il s'imaginait sans doute qu'un vrai mâle devait le faire, mais en se griffant la main avec les agrafes de mon soutien-gorge.
La suite fut piteuse et peu plaisante, et notre amour, ou ce que nous imaginions être notre amour, capota derechef et pour toujours avant la fin d'El ejercito del Ebro (rumba la rumba ba), sixième chant du disque. Nous n'avions que seize ans, Radio-Pékin ne nous avait pas enseigné que les voies du désir sont bien moins impénétrables que celles de Dieu à qui sait murir un peu sans se bourrer autant le crâne. Je ne veux plus que tu regardes un autre que moi, m'a-t-il dit, en remettant ses chaussettes. Je lui ai répondu, morose et pressée d'en finir que «le bonheur de l'homme en amour se proportionne à la liberté dont jouissent les femmes» (Charles Fourier 1772 -1837), et j'ai planté là mon génie adolescent, les Jeunesses Communistes et l'avenir du monde.

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Ont rendu leur copie : Didier Goux Nefisa, Olivier P, Poison Social, Dorham, Pierre Robes-Roules, Zoridae, Manutara , αяf, Mtislav.

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25 commentaires:

  1. Rum bala rum bala rum ba la !
    Ay Suzanna, Ay Suzanna !

    C'est vraiment réussi.
    On pense aux Tranches de vie de Lauzier.

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  2. j'en suis baba. Magnifique. Encore un vrai billet car je sais que ces 3 premières fois ont existé. Vous avez eu 3 premières fois humaines, réelles et romanesque. Tiens,pour le coup j'aurais aimé être votre quatrième fois !

    Merle compteur va !

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  3. Je me demande si ce n'est pas le plus réussi des trois. Je ne sais pas, il faut que je les relise d'affilée.

    Quant à savoir le quel est "la vraie fois", alors là...

    Je crois que je vais tout de même voter pour le deuxième, tiens.

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  4. Aucune des histoires ne me semble réelle, même si elles s'appuient sur des bases de réalité vécues ou entendues ou lues.

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  5. Malavita, didier et Pierre: merci!

    Dominique: Est-ce que c'est la façon de le raconter qui sonne faux, ou ce que je raconte? Est-ce que ça parait invraisemblable?

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  6. Il y a de la littérature autour de chacun des textes, même le deuxième qui a paru plus vraisemblable à beaucoup, mais qui a beaucoup de contradictions comme la présence d'un grand paralysé dans le service de gériatrie ou des courses de fauteuils roulants ou l'absence de toute personne dans la salle de pause en journée. Pas possible !

    Le point de départ de chacune des histoires me paraît correspondre à quelque chose de vrai, sans doute observé, mais je pense que vous avez voulu nous tromper en disant qu'un seul des récits était vrai.

    Et comme par hasard, c'est le plus réaliste en apparence qui est élu, mais il n'est justement pas réaliste. Un simple détail ; une toilette mortuaire ne se fait pas à six heures du matin sous prétexte que le décès aurait eu lieu durant la nuit, le corps est enlevé dans les deux heures qui suivent le décès et la toilette mortuaire se fait dans un autre lieu par d'autres personnes que celles qui ont soigné le défunt.

    Bref, je ne crois à aucune de vos histoires en entier, mais à certains détails de celle-ci oui.

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  7. Beaucoup aimé les trois. D'emblée le deuxième me parait plus "vraisemblable" (le début du premier ressemble au scénario d'un film de Louis Malle dont j'ai oublié le titre), mais auriez-vous placé le "vrai" en sandwich ? Je pencherais alors pour le troisième, même si j'ai un doute sur le presbytère (qui n'a rien perdu de son charme) et pour le torse aguichant du frère acrobate, mais il faut se méfier des souvenirs embobineurs et enjoliveurs.
    Peu importe au fond quel est le vrai, puisque les trois furent si plaisants à lire.

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  8. Merle compteur, certes (au moins jusqu'à trois), merle conteur, assurément.

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  9. Un très beau récit. Nous direz-vous lequel est le vrai ?

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  10. "Lénine, Trotsky et Dimitrov. Ah, je le connais par cœur, le Capital. Et aussi le Petit Livre Rouge."

    Bah, tu me diras où tu les as trouvées, tes jeunesses communistes qui adoraient pêle mêle Lénine, Trotzky et Mao. Pas sur cette planète, en tous cas!

    Et le Capital par coeur, j'y crois pas. Déjà, l'avoir lu en entier, pas beaucoup peuvent s'en vanter avec une apparence de vraisemblance. Doit y avoir au moins vingt tomes, et ardus.

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  11. Cultive ton jardin: vous confondez le Capital et les mémoires de St Simon ! Trois gros volumes tout au plus (et Maspéro avait fait des abrégés en petit format) Vous savez, les temps changent. Quand j'étais au lycée, il y avait des jeunes très politisés, en première et en terminale. Il y avait davantage de communistes, aussi, et plusieurs mouvements de jeunesses communistes, entre les JC classiques, La JCR (qu'Olivier Besancenot a rejoint à 14 ans...)et d'autres, etc, etc.

    Dominique: je n'ai pas parlé de service de gériatrie,qui s'appelait l'asile à l'époque, mais de Chroniques. Ce service existait bel et bien, et recevait beaucoup de personnes en fin de vie, donc en mauvais état, mais également des paralytiques de tous âges qui souffraient de terribles escarres, et il fallait éviter l'infection. On intercalait entre le matelas et les draps des peaux de mouton, pour réduire le frottement. (et, non, ce n'était pas en 1923) Quand à la toilette mortuaire à l'hôpital, c'était un apprêt rapide. Je passe les détails.

    Catherine et Mère Castor: et si vous nous racontiez vos premières amours ?

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  12. Mais de quel monde parlez-vous ? J'ai travaillé en hôpital comme petit boulot à la fin des années 60, j'ai une soeur et une belle-soeur qui sont dans la filière hospitalière, j'ai eu beaucoup d'amies infirmières, et ce que vous me racontez est insensé ! Ou alors inadmissible dans un établissement public. Je ne crois pas que cela aurait pu être possible en Alsace ! On aurait crié au scandale immédiatement.

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  13. Dominique: je parle d'un petit hôpital de ville de province (et encore, de province à moins de 100km de Paris, et après les années 60 !). Je ne sais pas dans quel service on soigne les escarres maintenant, et si l'on sépare, au sein du même service, les vieux paralysés des jeunes paralysés,mais je serais étonnée que même maintenant, ce soit le cas. On ne les met pas dans la même chambre autant que faire se peut,comme dans tous les services, c'est tout. Les escarres sont des plaies de frottement qui peuvent mettre plus de six mois à cicatriser et je n'ai pas envie de gougueuler pour tomber sur des images abominables à cette heure du matin mais j'ai VRAIMENT fait ce travail, et à l'étage qui soignait ces pauvres patients (et patients pauvres, pour la plupart). Les conditions de vie et d'hygiène ne choquaient personne à l'époque, c'est donc qu'elles devaient être acceptables.
    Un seul détail dont je ne suis pas certaine: ce n'était peut-être pas le service qui s'appelait "chroniques", mais le bâtiment, ou l'étage.

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  14. Je sais très bien ce que sont les escarres, j'en avais lorsque j'ai été brûlé à la jambe et à la main, mais cela se nettoie assez rapidement si c'est pris à temps. J'ai été greffé au bout de quinze jours seulement. Des escarres qui durent six mois, cela tourne en gangrène et cela signifie l'amputation.

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  15. Dominique: eh bien, je ne sais pas quoi vous répondre, et je ne tiens pas à prouver quoi que ce soit. Je le pourrais, mais il n'y avait pas d'enjeu dans ces textes. Ce que je raconte d'un hôpital, à une époque donnée, n'est peut-être pas généralisable aux hôpitaux alsaciens de la même époque, je n'en sais rien, et ce n'est pas parce que vous avez guéri facilement d'un mal que c'est le cas pour tous. Sainte Wikipedia donne du mot des définitions et images appétissantes.

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  16. Je précise que je ne défends nullement mon texte, la valeur de ce texte, rien de ce qui touche à la forme, à l'écriture, etc.
    Je suppose que s'il était assez bon, vous n'auriez pas tiqué devant des "invraisemblances" et que, même si je vous prouve par a+b que ce que j'ai écrit à propos de ce travail dans cet hôpital était absolument, conformément, la vérité de ce que j'y ai vécu, vous me chicaneriez encore parce que, de la façon dont je l'ai raconté, ça semble invraisemblable.

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  17. et "chicaneriez" n'est pas le bon mot, pardon. J'apprécie vos observations.

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  18. Suzanne parle des escarres de décubitus dus à la pression prolongée sur les points d'appui (talons, sacrum) et qui,une fois apparus, sont atrocement chiants à soigner, a fortiori sur une peau sénescente ; ça n'a pas grand chose à voir avec une nécrose cutanée chez un sujet jeune.

    On n'ampute pas forcément, même quand c'est chronique : une amputation du bassin pour une escarre sacrée, je demande à voir..

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  19. Ah celui là est excellent aussi... J'ai adoré les trois mais celui-ci est peut-être le plus riche. Et à la fin vous ne direz rien si j'ai bien compris ?

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  20. Zoridae, merci! (ah, ben on m'y reprendra à raconter mes amours, tiens)

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  21. Je l'espère qu'on vous y reprendra !

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  22. Dites donc, je m'en sors mieux que vous avec mon "pschh", on dirait ! lol, à part vous, personne ne m'a mis en doute.
    ;)

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  23. Poison Social: mordelol (skilébête, lui !)

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Modération parfois, hélas, mais toujours provisoire, ouf.