
J'ai de moins en moins de vieilles voisines. Elles meurent ou vont en maison de retraite. Pour moi, qu'elles soient mortes ou en maison de retraite, c'est un peu la même chose. Même si je vais les visiter, ce n'est plus la même personne que je vois.
Les maisons de retraite, foyers de vie du grand âge, quelle que soit la façon dont on en parle - il est bien là-bas, il est mieux là-bas, il ne pouvait plus tout seul, il a emporté les meubles de sa chambre, on s'en occupe bien, ne vous en faites pas - moi je ne peux pas en parler. L'odeur. Le cœur qui se serre. Le sourire d'hospice des dames à l'accueil. La toux, les gémissements. Peut-être qu'il y a des résidences pour personnes friquées où tout est propre, digne, où le personnel a le temps, la patience, d'adoucir les malheurs du grand âge et de l'impotence, mais ce n'est pas là que vont mes voisines avec leur retraite d'ouvrière ou de femme d'agriculteur. Mes voisines ne veulent pas vivre chez leurs enfants. Il ne faut pas embêter ses enfants. D'ailleurs, les enfants ne le proposent pas, ou alors mollement. Ils ne peuvent pas. Ils ont un cancer, ou c'est trop petit chez eux, ou leur nouveau mari, leur nouvelle femme, n'est pas commode. La maison des enfants est souvent trop petite, aussi, et il y a le chat ou le vieux chien qu'il faudrait placer, mais où ?
Mes voisines sont veuves et vivent seules. La voiture, quand elles en ont une, reste au garage. Elles marchent. Ernestine, onze infarctus à son actif, va voir Armande qui demeure à une lieue, coupant à travers champs et ruisseaux au risque de rester coincée dans les barbelés et de mourir de froid en janvier ou d'insolation en août. On ne voit plus d'enfants sur les chemins et sur les routes, ils restent devant l'ordinateur, la Playstation et la télé ou en été dans la piscine creusée à grands frais au fond du jardin; plus d'enfants dans les ruisseaux, dans les arbres, dans les greniers à foin. Les parents les emmènent en voiture à l'entrainement de foot (par les temps qui courent et ce qu'on entend sur les pédophiles de la télé, on ne sait jamais), ou sortent avec eux en VTT (tout le monde avec un casque et un gilet fluo) mais les vieilles trottinent ou se traînent pour s'entrevisiter encore, boire le café en commentant ensemble les nouvelles du jour dans Ouest-France, et surtout la liste des enterrements.
Il y a quatre ou cinq ans, un jour qu'il y avait café chez Clémentine, un homme avec une cravate jaune a frappé à la porte. Il avait la gueule chafouine d'un camelot prêt à arnaquer sa grand-mère et s'est introduit en gloussant d'aise dans une superbe réunion de vieilles. Elles étaient au moins sept, à l'époque, toutes aussi noueuses et fripées les unes que les autres, mais bavardes à ne pas croire, attablées devant un grand déballage de biscuits, de verres de cidre, de bols de café fumant et de photos de famille. L'homme était représentant en alarmes individuelles recommandées par la Faculté de médecine, le Télé-Achat et Jean-Pierre Pernaud, un truc tout simple qui peut vous sauver la vie cent fois. Un petit bracelet à velcro avec des boutons, une touche sur laquelle on presse en cas de malaise ou de chute, et une autre pour prévenir tous les matins que tout va bien, le tout directement lié à la centrale. Il suffit de donner le nom de trois personnes de confiance qui pourront se déplacer en cas de problème. Trois voisines, par exemple.
Après, j'ai eu des appels réguliers le matin, sur le coup de dix heures. On me demandait d'aller voir si Antoinette allait bien, elle n'avait pas donné signe de vie et on tombait sur son répondeur. Je descendais chez Antoinette, que je trouvais en train de curer son poulailler, qui avait laissé son bracelet velcro sur la table de sa cuisine pour ne pas le salir. Reste donc, insistait-elle, tu prendras bien un café, pour la peine. Puis, c'était le tour de Danièle, plus préoccupant, on savait bien qu'elle ne bougeait pas beaucoup depuis sa cheville cassée. J'allais, je trouvais sur le seuil de la porte l'autre personne à prévenir en cas d'urgence, nous tambourinions, sonnions, braillions, et finissions par réveiller Danièle, qui forcément nous offrait un café que nous ne pouvions forcément pas refuser.
La société d'alarmes a fait faillite ou je ne sais quoi, en tout cas elle a disparu. Un jour, le téléphone n'a plus sonné.
On est revenu au système ancien, guetter si les volets sont fermés, s'inquiéter si le chien n'est pas rentré la nuit, passer de temps en temps pour amener une part de gâteau ou un bol de pot-au-feu, des choses comme ça. Ce n'est pas une contrainte, ce n'est même pas embêtant, puisque je n'ai presque plus de vieilles voisines.
Les maisons de retraite, foyers de vie du grand âge, quelle que soit la façon dont on en parle - il est bien là-bas, il est mieux là-bas, il ne pouvait plus tout seul, il a emporté les meubles de sa chambre, on s'en occupe bien, ne vous en faites pas - moi je ne peux pas en parler. L'odeur. Le cœur qui se serre. Le sourire d'hospice des dames à l'accueil. La toux, les gémissements. Peut-être qu'il y a des résidences pour personnes friquées où tout est propre, digne, où le personnel a le temps, la patience, d'adoucir les malheurs du grand âge et de l'impotence, mais ce n'est pas là que vont mes voisines avec leur retraite d'ouvrière ou de femme d'agriculteur. Mes voisines ne veulent pas vivre chez leurs enfants. Il ne faut pas embêter ses enfants. D'ailleurs, les enfants ne le proposent pas, ou alors mollement. Ils ne peuvent pas. Ils ont un cancer, ou c'est trop petit chez eux, ou leur nouveau mari, leur nouvelle femme, n'est pas commode. La maison des enfants est souvent trop petite, aussi, et il y a le chat ou le vieux chien qu'il faudrait placer, mais où ?
Mes voisines sont veuves et vivent seules. La voiture, quand elles en ont une, reste au garage. Elles marchent. Ernestine, onze infarctus à son actif, va voir Armande qui demeure à une lieue, coupant à travers champs et ruisseaux au risque de rester coincée dans les barbelés et de mourir de froid en janvier ou d'insolation en août. On ne voit plus d'enfants sur les chemins et sur les routes, ils restent devant l'ordinateur, la Playstation et la télé ou en été dans la piscine creusée à grands frais au fond du jardin; plus d'enfants dans les ruisseaux, dans les arbres, dans les greniers à foin. Les parents les emmènent en voiture à l'entrainement de foot (par les temps qui courent et ce qu'on entend sur les pédophiles de la télé, on ne sait jamais), ou sortent avec eux en VTT (tout le monde avec un casque et un gilet fluo) mais les vieilles trottinent ou se traînent pour s'entrevisiter encore, boire le café en commentant ensemble les nouvelles du jour dans Ouest-France, et surtout la liste des enterrements.
Il y a quatre ou cinq ans, un jour qu'il y avait café chez Clémentine, un homme avec une cravate jaune a frappé à la porte. Il avait la gueule chafouine d'un camelot prêt à arnaquer sa grand-mère et s'est introduit en gloussant d'aise dans une superbe réunion de vieilles. Elles étaient au moins sept, à l'époque, toutes aussi noueuses et fripées les unes que les autres, mais bavardes à ne pas croire, attablées devant un grand déballage de biscuits, de verres de cidre, de bols de café fumant et de photos de famille. L'homme était représentant en alarmes individuelles recommandées par la Faculté de médecine, le Télé-Achat et Jean-Pierre Pernaud, un truc tout simple qui peut vous sauver la vie cent fois. Un petit bracelet à velcro avec des boutons, une touche sur laquelle on presse en cas de malaise ou de chute, et une autre pour prévenir tous les matins que tout va bien, le tout directement lié à la centrale. Il suffit de donner le nom de trois personnes de confiance qui pourront se déplacer en cas de problème. Trois voisines, par exemple.
Après, j'ai eu des appels réguliers le matin, sur le coup de dix heures. On me demandait d'aller voir si Antoinette allait bien, elle n'avait pas donné signe de vie et on tombait sur son répondeur. Je descendais chez Antoinette, que je trouvais en train de curer son poulailler, qui avait laissé son bracelet velcro sur la table de sa cuisine pour ne pas le salir. Reste donc, insistait-elle, tu prendras bien un café, pour la peine. Puis, c'était le tour de Danièle, plus préoccupant, on savait bien qu'elle ne bougeait pas beaucoup depuis sa cheville cassée. J'allais, je trouvais sur le seuil de la porte l'autre personne à prévenir en cas d'urgence, nous tambourinions, sonnions, braillions, et finissions par réveiller Danièle, qui forcément nous offrait un café que nous ne pouvions forcément pas refuser.
La société d'alarmes a fait faillite ou je ne sais quoi, en tout cas elle a disparu. Un jour, le téléphone n'a plus sonné.
On est revenu au système ancien, guetter si les volets sont fermés, s'inquiéter si le chien n'est pas rentré la nuit, passer de temps en temps pour amener une part de gâteau ou un bol de pot-au-feu, des choses comme ça. Ce n'est pas une contrainte, ce n'est même pas embêtant, puisque je n'ai presque plus de vieilles voisines.