C'est une brasserie près des halles,
un samedi. On y sert le vin au verre, la cuisine est familiale. Il
n'y a pas de décoration typique, tout y est plus ou moins ancien. À onze
heures la serveuse en surchauffe dispose des couverts sur les
tables qui se libèrent et quand je cherche un coin pour boire un
café, elle me pousse vers un reste de banquette près du bar.
Il y a là quatre messieurs et une dame
d' âge bien mûr, et un garçon de trois ou quatre ans. Sur la table
quatre ballons de vin, deux de blanc, un rouge, un rosé, une tasse
de chocolat et des tranches fines de fromage posées dans leur
papier, brisées avec les doigts. La conversation va bon train. Le
moins vieux des vieux explique son opération de la hanche et la
rééducation difficile. On parle des prothèses en plastique et en
métal, on charrie gentiment le bonhomme en le traitant de robocop,
on lui prédit la rouille le temps qu'il lui reste à vivre et le
recyclage spécial métaux et plastique ensuite. C'est pas vrai,
interrompt le gamin, moi je l'ai vu dans la douche, pépé Gilbert,
et c'est de la peau en peau qu'il a, comme de l'autre côté, pas du
plastique. Hurlements joyeux des vieux. On lui explique, sans le
convaincre. L'enfant joue avec un minuscule camion de pompiers qu'il
fait rouler entre les verres et les papiers de fromage. Ses cheveux
sont noirs, coupés en brosse très courte. Il a le visage carré,
d'épais sourcils. Ce n'est pas un bel enfant comme on en voit dans
les pubs mais un petit gars trapu, large de face et mince de profil,
qui se tient droit, jambes écartées comme un marin sur le pont.
Mémé Colette ! Crie-t-il
soudain. Colette ! Reprennent les autres... On se pousse pour
faire de la place à Colette qui traverse la salle, flanquée d'un caddie de marché d'où dépassent des poireaux et des lys. Colette pose les lys sur la table,
l'enfant y colle le nez et le relève tout orange. On cherche un
mouchoir. Il y en a trois en tissu à carreaux, grands comme des
serviettes, qui sortent des poches de manteaux. L'enfant les prend et va
s'asseoir sous les chaises. Il fait une tente dans le désert pour
son camion de pompiers. Colette sort les poireaux, le pain, et extirpe
du fond du caddie un paquet enveloppé de papier vert pâle... T'en as trouvé,
t'en as trouvé ! Comment t'as fait, t'as du venir tôt, nous quand on est passés
yen avait déjà plus ! Colette commande un rosé à la
serveuse qui court partout. Dix doigts déballent le trésor :
des tranches d'andouille qu'on dispose côte à côte. À en juger
par les exclamations, c'est de la bonne et de la rare. L'enfant
refait surface. Il pince une tranche délicatement, par le bord, et
commence à l'éplucher. Il enlève d'abord la peau noire, et après
le plus grand des cercles concentriques. Je vais manger la roue du
vélo, annonce-t-il, et il suçote sa lanière d'andouille avec
gourmandise. Il détache une à une les couches fines, les
enfile sur ses doigts, les déguste. Il a les
lèvres et les joues grasses, et quand on les lui essuie, c'est comme un
pomme rouge qu'on frotte, ses joues deviennent toute brillantes.
L'aïeule ouvre une boite de boudoirs et en offre un au garçon, qui
le trempe dans le verre de blanc. Quand il veut recommencer, avec le
rosé cette fois, les vieux ensemble protestent que non, c'est de
l'alcool quand même, une fois c'est assez. Puis, en riant, pépé
Gilbert et mémé Colette ajoutent : et oh la la, que nous
dirait sa mère si elle le voyait, hein ? Et son grand père
alors ?
Je comprends que l'enfant est leur
arrière-petit-fils. Les clients et la serveuse le regardent, et je
lis la même chose dans leur regard à tous. Il a de la chance.