dimanche 11 avril 2010

Je crois le vent les a ôtés

J'ai un peu envie d'arrêter ce blog. De le laisser en suspens, tel qu'il est, pour ne pas tuer les commentaires des uns et des autres. Lassitude, bavardage, à quoi bon ?Avant, je vais y publier un texte qui me sera peut-être égoïstement utile. Incongru, déplacé, tant pis.

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Chaque année, 6500 personnes disparaissent en France. Elles reviennent presque toutes ou se manifestent dans un délai qui s'étale de quelques jours à une année. Une centaine d'entre elles reste cependant introuvable. Ce sont les chiffres de la préfecture de police.
Il y a les chez les adultes les disparitions explicables: le compte bancaire est vidé, la personne a pris ses vêtements, sa valise, son ordinateur portable et ses papiers d'identité. On ne saura peut-être jamais pourquoi elle est partie, ni où, mais au moins ses proches ne se morfondent pas en l'imaginant victime d'un enlèvement ou d'un crime.

S'ils désirent effectuer des recherches, le conjoint, les parents, les enfants, tous ceux qui voudraient bien comprendre et se rassurer, se heurtent à un refus poli de la maréchaussée. Changer de vie n'est pas un délit, leur objecte-t-on; avez-vous quelque élément qui nous pousserait à déclencher des recherches pour disparition inquiétante ? Non, n'est-ce pas, alors, rentrez chez vous, n'y pensez plus. Ceux qui partent volontairement et ne reviennent pas dans les trois mois, il y a peu de chance de les revoir un jour. Organisez-vous, faites vous une raison, mettez une croix dessus, vivez. Ou attendez. .
Attendre...
Je connais quelqu'un qui a disparu, à qui je pense très souvent. Écrire ce texte en parlant de toi, Isabelle, ou te parlant, à toi ? Se connaît-on encore ?

Ce blog va me servir à quelque chose. Si tu es en vie, si tu entres dans un moteur de recherche quelques mots clés pour avoir des nouvelles de ton village, de tes amis, de ton père, de ton chat, tu tomberas dessus. Comme dans ces jeux d'écriture où l'on doit fourrer dans un texte des mots tirés d'un dictionnaire, au hasard, je vais truffer ce que j'écris ici de repères invisibles pour tout autre que toi.

Je suis entrée dans ta maison après l'enterrement de Victoire. Trente personnes m'ont demandé si j'avais de tes nouvelles, j'ai dit non. Cinq ans au moins, peut-être six, qu'elle s'est évaporée, Isabelle, et rien ? Non Catherine, non madame Ernaut, non monsieur De La Salle, pas six ans, dix ans et quatre mois exactement, puisqu'on est en décembre. Où était-elle partie, déjà ? C'est vous qui l'avez vue en dernier, non ?

Je ne leur réponds plus. Les arrière-petits-fils de Victoire ont rampé sous les broussailles du jardin pour chercher des noix oubliées. Un dôme de ronces qui gonfle d'année en année a recouvert le potager et des frênes ont poussé dedans, étouffant les arbres fruitiers. Vieille Victoire et ses guirlandes d'immenses culottes en coton blanc à grosses côtes qui se balançaient sur le fil à linge devant la maison. On ne voyait que ça de la route, ces touches de blancheur éclatante; les promeneurs qui poussaient le chemin du Haut-Val jusqu'à la Noë de Gressanges sortaient leur appareil photo. Vieille Victoire ridée, plissée, au menton hérissé de poils jaunâtres, noueuse et courbée comme ses poiriers, morte dans son jardin, un bouquet de thym à la main. Née en 1918, elle n'aura connu d'autre horizon que celui de son canton, une fois le train pour Lourdes et jamais Paris ni la mer, ni l'hôpital non plus, grâce à Dieu, a dit le curé pendant les obsèques.

J'ai entendu ses enfants et ses petits-enfants parler de vente. Des Anglais sont sur le coup, qui restaureront la longère, arracheront les lilas, transformeront le verger et le potager en espace paysagé et la soue aux cochons en garage à quads et VTT. Tu auras la surprise quand tu reviendras.

Ta maison à toi est triste et maussade. La vigne rampe sur le toit, envahit les fenêtres. Les deux années qui ont suivi ton départ, Freddy a coupé les ronces. Moi j'ai ramassé le courrier, nourri la chatte, j'ai taillé les rosiers, lié le grimpant et ouvert les volets de temps en temps. Puis les orties, l'oseille sauvage et le seneçon jaune ont gagné la partie. La chatte Panthère s'est lassée de t'attendre, elle a trouvé le fauteuil et le couvert chez Antoine et Maryvonne. Elle a perdu le bout de sa queue dans une bagarre avec le griffon du père Vallier. Je suis venue de moins en moins souvent, et maintenant je dois écarter les ronces pour entrer la clé dans la serrure.

Dix ans, c'est long. J'ai essayé de me rappeler le plus exactement possible ce que tu m'avais dit avant ton départ. Tu m'as confié les clés, expliqué la porte du cellier qu'on devait soulever en la poussant très fort, le compteur d'électricité, le compteur d'eau, la bassine verte à vider et replacer en cas d'orage dans la chambre du fond à cause de la fuite à l'angle du Velux, la chattière de l'appentis à ne pas obstruer. J'ai beau fouiller dans ma mémoire, je suis sûre que tu ne m'as jamais dit quand tu reviendrais, ni que tu reviendrais.
Comme tout le monde, je pensais à des vacances. J'étais la seule à en connaître la destination, mais je ne peux même pas être certaine que tu as vraiment pris un avion pour Athènes, et s'il y avait un billet de retour après ce séjour en Grèce. Les services de l'aéroport ont refusé de me renseigner quand j'ai voulu jouer les détective amateur. Les gendarmes m'ont gentiment éconduite, et comme je revenais avec ton frère deux ans plus tard, ils m'ont conseillé de partir en vacances moi aussi, sur tes traces, et de te rechercher dans les îles où tu devais te prélasser avec un galant, sacrée veinarde, à moins que tu ne te sois mariée quelque part entre Le Havre et Montpellier, et donc jamais partie en Grèce, va savoir.

Qu'est-ce qui me prend d'écrire tout ça sur un blog ? Si elle avait voulu me faire un petit signe, cette Isabelle, un petit signe à moi ou à d'autres, qui l'en aurait empêchée? De quoi se mêle-t-on ? Fichons-lui donc la paix une bonne fois pour toutes...
N'empêche. Quelques jours après la date où elle aurait dû reprendre le travail, quand elle aurait dû passer chez moi reprendre les clés, je suis allée soulever le couvercle du puits, et j'ai regardé le fond avec une torche puissante. J'ai inspecté les soues, la grange, le cellier, et les appentis du Freddy, le Freddy si laid et si sale qui se planque le soir en face des fenêtres des maisons sans chien pour essayer de voir les femmes se déshabiller. J'ai marché dans les allées du jardin, pas de terre fraîchement remuée, rien.

J'ai fouillé ta maison. D'abord un peu, presque pas. Ouvert les tiroirs, regardé les albums photo, la boite à courrier.
(à suivre)

***
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10 commentaires:

  1. Souvent, vous me faites penser à Anne Sylvestre, cette grande Dame.

    J'aimerai pour vous, qu'Isabelle repère ces codes, et vous fasse signe.

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  2. "J'ai un peu envie d'arrêter ce blog."

    Non. Tant que vous ferez ce genre de texte, restez.

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  3. Il existe un service de police ne s'occupant que de disparitions (j'ai fait un livre de souvenirs avec l'ancien patron de ce service), malheureusement il n'est compétent que pour Paris et la "petite couronne"...

    Sinon, évidemment, très beau texte.

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  4. si j'avais eu une maison à moi et une amie fidèle, je n'aurais jamais eu envie de disparaître!

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  5. Merci pour vos gentillesses, je vais continuer et terminer ce texte...

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  6. J'attends avec impatience la suite de ce beau texte.

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  7. C'est du sadisme, dire qu'on songe arrêter et livrer un tel texte...

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  8. Si j'étais Isabelle....je répondrais, bien sûr....
    N'arrêtez pas d'écrire, je viens juste de vous découvrir....
    Ou bien, voulez-vous aussi disparaître ?

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  9. Bonjour Suzanne,

    on s'est croisées souvent, dans les petites boîtes de commentaires. Jusqu'à présent je n'avais pas eu le déclic qui donne envie d'entrer, de lire, et d'apprécier. C'est chose faite aujourd'hui.

    J'aime les coïncidences que certains appellent hasards.

    Une amie blogueuse, belle plume elle aussi, s'est également intéressée à ce thème. Elle s'appelle Anne Des Ocreries (la première dans ma blogroll). A elle aussi j'ai cité le magnifique livre de Pascal Quignard : "Villa Amalia", dont j'avais appris les premières pages par coeur pour un cours de théâtre. Après avoir été trahie, une femme, un jour, décide de tout quitter, de disparaître, d'aller vers une nouvelle vie, de renaître.

    J'espère que ton amie (par principe, je tutoie tous les blogueurs) est, comme Ann Hidden (l'héroïne de Quignard), partie en quête du paradis.

    Isabelle, l'Isabelle... est aussi un très beau nom pour "un papillon" (cf. le si émouvant film avec Michel Serrault): tu sais, même quand ils sont partis pour toujours, les Isabelle de leurs souvenirs en nous continuent à voler dans la nuit.

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  10. Lucia: Isabelle est un beau prénom, oui... et le votre est celui d'une de mes héroïnes de film préférées, Mrs Muir (Mankievicz, L'Aventure de Mme Muir) qui dit : "j'ai des souvenirs, même si ce sont des rêves..."

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Modération parfois, hélas, mais toujours provisoire, ouf.