vendredi 16 septembre 2011

Pas d'souci

  La première fois que j'ai vu Staloune, c'était dans un petit restaurant où j'avais mes habitudes.  Le patron l'avait accepté en stage  d'insertion et le rétribuait en piécettes et en restes de plat du jour. Staloune était un petit manouche analphabète de seize ans très laid, obèse, avec un visage grêlé d'acné, au regard sournois et vicelard. Le juge des enfants, les gendarmes, les éducateurs, avaient fini par baisser les bras: tout ce qui pouvait être tenté en matière de protection de l'enfance et de sanctions éducatives avait été tenté, Staloune enchaînait les délits depuis qu'il savait marcher.  Même pour ses parents, c'était trop, ils lui avaient fermé la porte de leur caravane et ne répondaient plus aux flics.
Le patron de la gargotte était un ancien de l'Assistance dont le parcours de vie torrentueux  s'était calmé à cinquante ans, quand une infirmière philippine l'avait épousé puis était devenue la fleur d'automne de son joli bistro.
  Staloune, petit à petit, s'est découvert une vocation de serveur hors du commun et continue à gravir les échelons de la profession, puisqu'il est employé au Buffalo Grill, ce qui n'est pas rien. Le garçon est méconnaissable. Il a perdu trente kilos, il a la démarche  rapide, agile et dansante de Montand dans Garçon. Cet adolescent mutique est devenu le roi de l'accueil. Dès qu'un client se pointe, Staloune accourt, le sourire en avant. Ouiiiiii ? Trois personnes ? Pas d'souci.  Si vous voulez bien me suiiiivre ?  Je vous mets là, pas d'souci ?  Vous préférez le coin banquette ? Mais naturellement tout à fait, installez-vous, pas d'souci, je reviens tout de suite.
Et il revient vraiment tout de suite. Il a un carnet de notes. Il ne sait toujours pas lire, mais il a mémorisé des mots sur la carte, et il prend les commandes en écrivant des signes bien à lui qui ressemblent un peu à de la sténo, il se débrouille. Son surnom dans la boite, c'est "Padsouci". C'est incroyable comme il est poli, dit le manager de Buffalo.  Même nous qu'on recommande la politesse et la chaleur pour la clientèle, on a jamais vu un serveur poli comme ça.
En effet. Après une dizaine de sourires et de "n'hésitez pas à me faire signe, pas d'souci", Staloune revient avec un bol de  salade et un dynamique "bon appétit msieurs dames". Trente secondes après, il repasse. Tout va bien ? pas d'souci ? Bonne continuation alors. Il débarrasse la salade: ça a été ? Je vous apporte la suite, pas d'souci. Il l'apporte. Bon appétit. Il repasse. Tout se passe comme vous voulez ? Pad'souci ? Puis il enchaîne: "Excellente continuation d'appétit !"

Au dessert, il me dit qu'il vit avec la même copine depuis un an, qu'elle est enceinte et qu'ils vont prendre un appart, un vrai appart. Qu'il faudra que je passe les voir.

Pas d'souci, je lui réponds. Et tous mes vœux de superbe  continuation.

15 commentaires:

  1. "un petit manouche analphabète de seize ans très laid, obèse, avec un visage grêlé d'acné, au regard sournois et vicelard" Il tient un blog réactionnaire ?

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  2. Pourquoi, vous avez un fils caché ?

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  3. Rien n'est jamais définitif, perdu. Merci de la rappeler si joliment.

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  4. "Rien n'est jamais définitif, perdu."
    Le service discret dans les restaurants, SI.

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  5. Très beau texte. Et qui pousse à l'optimisme, ce qui n'est pas si fréquent. J'aimerais un jour pouvoir écrire quelque chose de comparable sur la piéride mais je doute que la bestiole m'en offre jamais l'occasion.

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  6. J'aimerais un jour pouvoir écrire quelque chose de comparable sur la piéride (Jacques Etienne)
    ça viendra ! (et merci, mon chou ...)

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  7. Comme quoi, tout peut arriver. Et j'en ai une expérience personnelle avec mon fils.

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  8. Je croyais que Didier était votre époux.

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  9. Mais qu'il est méchant aujourd'hui, ce Nicolas!

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  10. Nicolas, vous faites chier à toujours me piquer le commentaire que j'avais en tête !

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  11. Un petit "ne jugez pas votre semblable" ?
    Jolie histoire. Mais tu l'as connu comment Padsouci ?

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Modération parfois, hélas, mais toujours provisoire, ouf.