J'ai pris un auto-stoppeur ce matin, en pleine campagne. Les feuilles tourbillonnaient sur la route, un renard trottinait le long du fossé, j'allais en ville. J'ai vu dans la lueur des phares un bonhomme gris coiffé d' un béret, qui balançait son bras en levant le pouce. Je me suis garée devant lui. Il a ôté son béret et s'est penché, il ressemblait comme deux gouttes d'eau à l'acteur Jacques Villeret. Quand il s'est assis ça sentait le vieux tabac, le renfermé, le chien mouillé. Je vais à l'usine à travail, m'a-t-il dit, et il a remis son béret. Où ? à l'usine à travail. Laquelle ? l'usine à travail. Quel travail ? au travail de l'usine à travail. Justement, nous arrivions dans la zone industrielle. Là ? non. Celle-là ? non. Elle s'appelle comment, l'usine à travail ? pas de réponse. Vous travaillez avec qui, ce matin ? C'est qui le chef d'équipe ? Mon chef, c'est Tony, à l'usine à travail.
Je vois vaguement qui est Tony: Anthony, un éducateur technique du CAT local. Bifurquons vers le CAT, donc. C'est bien là ? pas de réponse. Nous traversons le hangar où l'on rempote par milliers de minuscules plantules. Tout le monde nous regarde, deux petites trisomiques aux cheveux gris se lèvent, viennent nous serrer la main et nous demandent si nous mangeons à la cantine à midi. Une jolie rousse en combinaison bleue nous interpelle, c'est une éducatrice, elle est aimable, volubile, et elle n'a jamais vu mon autostoppeur, désolée, elle va demander à Sylvain, c'est le plus ancien des encadrants, qui reconnaîtra peut-être notre homme. Sylvain fait la moue. Non, il n'est pas de chez nous, jamais venu. Oui, mais il connait Tony. Anthony ? Il n'est plus chez nous depuis un an au moins.
L'affaire se corse. Vous vous appelez comment ? c'est quoi, votre nom ? vous habitez où ? vous avez une carte d'identité ? L'homme se retourne et s'en va, courbé, traînant les pieds. Mais vous allez où, comme ça ? à l'usine à travail. C'est quoi, votre travail ? Il sourit. C'est fastoche, je mets le fil rouge dans le trou rouge, je mets le fil bleu dans le trou bleu. L'éducatrice rousse sort son téléphone, et décrit le bonhomme. Refait un autre numéro. L'homme n'a pas de papiers d'identité, ses poches sont vides. Les gendarmes arrivent. Tout s'arrange, on a signalé une disparition la veille. La veille ? oui, la veille, au petit matin. Un homme de cinquante ans, qui travaille à l'atelier de cablage d'un CAT. Il vit chez son père très âgé, presque impotent. Et le pauvre travailleur a été, à sa façon, victime d'une crise de l'emploi. Alors qu'il travaillait tous les jours dans la même équipe depuis vingt ans, on lui a demandé de ne venir qu'un jour sur deux, car il y a trop de demandes et pas assez de place, et le travail doit être partagé. Alors, un jour sur deux, quand le taxi ne vient pas le chercher, il part tout seul, en stop depuis qu'on a caché son vélo, pour aller travailler, dans l'espoir qu'on voudra bien de lui quand même. Et là, pas de bol, comme il est sur la route depuis hier, et qu'il a atterri à deux cent cinquante kilomètres de son domicile, il a loupé sa journée.
Je vois vaguement qui est Tony: Anthony, un éducateur technique du CAT local. Bifurquons vers le CAT, donc. C'est bien là ? pas de réponse. Nous traversons le hangar où l'on rempote par milliers de minuscules plantules. Tout le monde nous regarde, deux petites trisomiques aux cheveux gris se lèvent, viennent nous serrer la main et nous demandent si nous mangeons à la cantine à midi. Une jolie rousse en combinaison bleue nous interpelle, c'est une éducatrice, elle est aimable, volubile, et elle n'a jamais vu mon autostoppeur, désolée, elle va demander à Sylvain, c'est le plus ancien des encadrants, qui reconnaîtra peut-être notre homme. Sylvain fait la moue. Non, il n'est pas de chez nous, jamais venu. Oui, mais il connait Tony. Anthony ? Il n'est plus chez nous depuis un an au moins.
L'affaire se corse. Vous vous appelez comment ? c'est quoi, votre nom ? vous habitez où ? vous avez une carte d'identité ? L'homme se retourne et s'en va, courbé, traînant les pieds. Mais vous allez où, comme ça ? à l'usine à travail. C'est quoi, votre travail ? Il sourit. C'est fastoche, je mets le fil rouge dans le trou rouge, je mets le fil bleu dans le trou bleu. L'éducatrice rousse sort son téléphone, et décrit le bonhomme. Refait un autre numéro. L'homme n'a pas de papiers d'identité, ses poches sont vides. Les gendarmes arrivent. Tout s'arrange, on a signalé une disparition la veille. La veille ? oui, la veille, au petit matin. Un homme de cinquante ans, qui travaille à l'atelier de cablage d'un CAT. Il vit chez son père très âgé, presque impotent. Et le pauvre travailleur a été, à sa façon, victime d'une crise de l'emploi. Alors qu'il travaillait tous les jours dans la même équipe depuis vingt ans, on lui a demandé de ne venir qu'un jour sur deux, car il y a trop de demandes et pas assez de place, et le travail doit être partagé. Alors, un jour sur deux, quand le taxi ne vient pas le chercher, il part tout seul, en stop depuis qu'on a caché son vélo, pour aller travailler, dans l'espoir qu'on voudra bien de lui quand même. Et là, pas de bol, comme il est sur la route depuis hier, et qu'il a atterri à deux cent cinquante kilomètres de son domicile, il a loupé sa journée.
***
Excellent billet, chère Suzanne. Voilà un pauvre bonhomme qui n'a, si ça se trouve, même pas la possibilité d'être discriminé. Ou qui, l'étant peut-être, doit s'en rendre à peine compte.
RépondreSupprimerMais il continue à chercher son usine à travail.
Tres fort ce texte, vais je continuer de prendre des stoppeurs?
RépondreSupprimerBelle histoire.
RépondreSupprimerIl a eu de la chance de tomber sur vous, est-ce réciproque ? En tout cas ça donne un très beau billet.
RépondreSupprimerFidel Castor : ah, oui alors. Si ça se trouve, un jour, vous tomberez sur lui, alors, vous saurez...
RépondreSupprimerMère Castor: il tombe parfois sur des gens qui l'amènent à destination, et parfois on le retrouve très très loin... là où il se fait larguer en désespoir de cause, dans des endroits où il n'y a même pas d'usine à travail...
oui, belle histoire.
RépondreSupprimerNicolas et Didier: merci. Triste sort que le sien.
RépondreSupprimerC'est quand même affreux. En plus, se faire prendre en autostop par un oiseau, c'est carrément une histoire de fou...
RépondreSupprimerIl était syndiqué ?
(à part ça, c'était vraiment un joli billet)
Dorham: je vous emmerle.
RépondreSupprimerC'est très émouvant.
RépondreSupprimer(Et en plus vous prenez les auto-stoppeurs ! D'habitude, vous les déniaisez ?)
Mtislav: "D'habitude, vous les déniaisez ?"
RépondreSupprimerC'est charmant, ce genre de remarque.
C'est un texte qui serre le cœur. Pauvres gens de rien du tout, vies minuscules...
RépondreSupprimerQu'est-ce qu'on ferait pour un jeu de mots ! Mais j'oubliais que le merle n'aime pas être moqué.
RépondreSupprimerCher oiseau,
RépondreSupprimerje vous adore dans ce registre
biz a vous
Mtislav, moqué, si, mais... euh, je n'ai pas compris le jeu de mots...
RépondreSupprimerCorto, merci.
RépondreSupprimer(je vais passer une nuit blanche à essayer de comprendre le jeu de mots de Mitslav, et passer pour une grosse niaise moi-même, je le sens, je le sens...)
bon, personne ne peut expliquer le jeu de mots de Mtislav à la pauvre obtuse aux contrepéteries que je suis ?
RépondreSupprimerSi j'ai bien compris, ça porte sur le mot "prendre"... (par derrière, quoi, ...) mais avec mtislav, on ne peut jamais savoir.
RépondreSupprimerNicolas : ben moi j'ai d'abord été fâchée parce que je croyais que Mtislav insinuait que si je prenais des autostopeurs, c'était pour coucher avec. (genre on sait ce que c'est, fais pas ta sainte nitouche, en fait t'es une pute). Comme on s'engueule tout le temps au sujet des saintes valeurs de l'islam, je l'ai pris comme ça. Mais je ne demande qu'à soulever le voile de ma paranoïa galopante!
RépondreSupprimerFaut arrêter de mal penser et de chercher une attaque là où, pour ma part, je n'avais vu que du premier degré (je dois avouer que je n'avais pas vu de jeu de mot).
RépondreSupprimerMais c'est vrai que cette plaisanterie est assez masculine...
Nicolas: oui (et que vient faire l'islam là dedans, sinon en référence au nouvel ordre moral bien plus pur et bien plus beau, peut-on se demander), mais c'est mtislav qui parle de jeu de mots, donc il y en a un, qu'il va m'expliquer sans doute.
RépondreSupprimerSinon, j'ai fait énormément de stop avant d'avoir une voiture, je ne voyageais que comme ça, je me déplaçais comme ça principalement aussi. J'ai rencontré des gens que je n'aurais jamais rencontrés autrement, et eu des conversations dont je me souviens encore (raconte, grand-mère, raconte...). Et, depuis que j'ai une voiture, je prends tout le monde en stop, à chaque fois que c'est possible. La question qui tue, c'est "et vous n'avez jamais eu d'ennuis ?" ah si, je suis déjà tombée sur une conductrice bourrée qui ne voulait pas me laisser descendre..." oui, mais d'ennuis... vous voyez ce que je veux dire... (style quand on cherche on trouve). Ah, des propositions, des types qui hasardent un peu la main...? Si, parfois. Mais il y a des petits trucs pour faire comprendre que non c'est non, et ils avaient le ton et l'oeil moins vicelard que vous qui posez la question, là...
(et quand bien même je serais la Catherine Millet du stop, j'emmerde les tartuffes graveleux)
RépondreSupprimertartuffe sans S
RépondreSupprimer"Mais je ne demande qu'à soulever le voile de ma paranoïa galopante!"
RépondreSupprimerAh nan! J'ai l'exclusivité de la paranoïa, moi!
(bon, je ne dis plus rien, j'attends que Mtislav (ou quelqu'un de plus malin que moi, ce ne doit pas être difficile à trouver) vienne m'expliquer le jeu de mots, quitte à me répandre en hyperplates excuses).
RépondreSupprimerSuzanne, ce qui rend ce partage encore plus fort et encore plus grave, me semble-t-il, c'est l'"insolence" du décor que vous plantez dès le début de votre texte : les feuilles qui tourbillonnent, le renard qui trottine...
RépondreSupprimerMais comme vous avez pris ce monsieur en stop, que vous l'avez aidé, je lis les verbes "tourbillonner" et "trottiner" comme des appels incessants au triomphe de la vie, du mouvement finalement.
Oui, votre note est très belle.
Patrick et Chistophe, merci...
RépondreSupprimerChristophe: je ne l'ai pas fait exprès.
Ne vous vexez pas de mon explication, vous allez être déçue.
RépondreSupprimerSUZANNE sort de l'alcôve, accourt vers la portière de la voiture et parle à travers la serrure.
Ouvrez, Chérubin, ouvrez vite, c'est Suzanne ; ouvrez et sortez.
CHERUBIN sort.
Ah ! Suzon, quelle horrible scène !
SUZANNE
Sortez, vous n'avez pas une minutes.
CHERUBIN, effrayé
Eh, par où sortir ?
SUZANNE
Je n'en sais rien, mais sortez.
CHERUBIN
S'il n'y a pas d'issue ?
SUZANNE
Après la rencontre de tantôt, le véhicule vous écraserait, et nous serions perdus.
CHERUBIN
La fenêtre de votre 4L n'est pas bien haute (Il court y regarder.)
SUZANNE, avec effroi, le retient et s'écrie.
Il va se tuer !
CHERUBIN
Dans un gouffre allumé, Suzon ! oui. Je m'y jetterais plutôt que de vous nuire... Et ce baiser va me porter bonheur. (Il l'embrasse et cour sauter par la fenêtre de la 4L).
Déniaiser, ce sont bien les chérubins que l'on déniaise, pas les simples d'esprit, les niais. Ce n'était pas malin mais effectivement je m'interrogeais sur ce que vous venez d'expliquer. J'ai fait beaucoup de stop du temps où ça marchait ! Je vous tire mon chapeau pour votre altruisme courageux et encore une fois pour votre texte au titre superbe.
Mtislav: eh bien, nous aurons frisé l'incident diplomatique.
RépondreSupprimerje vous fais mes plus plates excuses (et vous déteste un peu plus cordialement, sur ce coup.)
J'ai piteusement cherché un truc style "on a beau marcher..." Mais rien.
Pour ma part, du coup, je trouve le jeu de mot nul mais je ne voudrais pas me fâcher avec mtislav.
RépondreSupprimerOn ne peut le nier.
RépondreSupprimerNicolas, ne rajoutez pas des huiles dans le bain. Cette explication (quoique tirée par les cheveux) me convient, je n'ai pas le déni aisé.
RépondreSupprimerTrès émouvant ce billet ! Merci chère Suzanne !
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