Ils sont quatre, trois sœurs et un frère. Ils ont refusé pendant dix ans de vendre la maison familiale, celle où ils ont grandi, celle que leur vieille mère n'a quittée que pour aller mourir à l'hôpital de la ville voisine. Ils y sont revenus en vacances avec leur conjoint et leurs enfants. Les trois premiers Noël ils étaient tous là, et puis après l'aînée des filles devint grand-mère à son tour, et puis le voisin qui taillait les poiriers est mort, et puis le jardin ne ressembla plus à ce qu'il était avant. L'homme qui l'entretenait ne connaissait rien de leur passé, de la petite allée où avait tant roulé le petit tricycle rouge, des planches de fraisiers lançant leurs stolons sous les buissons de cassis, de la lutte annuelle contre les framboisiers qui pointaient leur tige fière de petits soldats conquérants jusque dans les laitues. Fini les laitues. Il n'y avait plus de salades, ni de légumes, mais de l'herbe tondue, de vieux arbres stériles. Ah si, personne n'avait touché à la cabane sous le noyer, où les gants de boxe craquelés pendaient au même clou depuis des dizaines d'années au dessus de la bicyclette avec laquelle le grand-père était allé chercher du travail à Paris, parti du Finistère avec un pain, une motte de beurre dans une boite de conserve et un morceau de lard, c'était la guerre et il avait seize ans.
Maintenant, ils la vendent, la maison. Ils ont d'autres plans pour se retrouver, ce n'est pas que les liens soient rompus; ils s'aiment fidèlement, mais comme on dit bêtement ils vont en faire le deuil et d'ailleurs il est déjà fait, le deuil, il s'est fait tout seul avec le temps, c'est comme ça. Ils se partagent les meubles ou les souvenirs qui valent le coup d'être transportés et pour le reste ils feront venir Emmaüs. Il y a un acheteur sérieux pour la maison et son grand jardin, tout le monde est d'accord , ils savent ce qu'ils feront de l'argent.
Les sœurs sont dans la cuisine, elles ont mis sur la table toutes les casseroles, les plats à four, l'antique cocotte minute, le faitout en fonte et la boite en plastique orange dans laquelle la mère rangeait les fiches de cuisine qu'elle découpait dans le journal. Chacune des sœurs a recopié depuis longtemps le cahier où la mère notait ses recettes, celle de la bûche de Noël, du baba au rhum, du pâté de lapin. Là elles boivent du café passé dans la cafetière italienne, celle dont il faut déboucher les trous du filtre avec une aiguille fine. Elles discutent du goût du café de la mère, goût qu'elles n'arrivent pas à retrouver, avec la même cafetière pourtant. Est-ce le café qui a changé ? Pas la chicorée Leroux, en tout cas. On moud le café et la chicorée dans le petit moulin électrique. La cuiller doseuse est une dosette en plastique bleu, avec Guigoz gravé sur le manche. Trois mesures rases de Robusta moulu, une de chicorée, et on ne retrouve pas le goût, c'est dingue. C'est comme le mystère de la soupe poireaux pommes de terre. Le café, encore, on peut comprendre, les grains ne sont peut-être pas de la même famille de café, les méthodes de torréfaction ont évolué, mais la soupe poireaux-pommes de terre ? Elles en ont fait, pourtant, les filles, de cette soupe. Toutes jeunettes, pendant que la mère étendait le linge ou filait à la Coop pour acheter du jambon elles épluchaient les patates, passaient les poireaux sous le robinet du dehors pour enlever le plus gros de la terre et les coupaient ensuite sur la table de la cuisine. Ces poireaux là étaient si frais et si forts qu' ils faisaient pleurer autant que des oignons. Le petit frère récupérait la barbe et se la plaquait au menton, puis courait entre les chaises "je suis vieux, regarde, j'ai la barbe toute blanche"... On jetait dans l'eau froide de la cocotte les feuilles coupées, une branchette de thym, une demi-feuille de laurier, trois grains de poivre et une gousse d'ail et puis, quand l'eau bouillait, on ajoutait les pommes de terre et on fermait le couvercle. Ce n'est pas bien compliqué à reproduire, ça, alors, pourquoi ? Pourquoi on n'a jamais réussi à refaire la même soupe, à retrouver le même goût ? On a pourtant acheté le même moulin à légumes, et on passe grille fine, ce n'est pas que la soupe soit mauvaise, non, mais elle n'est pas du tout pareille, alors pourquoi ?
Maintenant, ils la vendent, la maison. Ils ont d'autres plans pour se retrouver, ce n'est pas que les liens soient rompus; ils s'aiment fidèlement, mais comme on dit bêtement ils vont en faire le deuil et d'ailleurs il est déjà fait, le deuil, il s'est fait tout seul avec le temps, c'est comme ça. Ils se partagent les meubles ou les souvenirs qui valent le coup d'être transportés et pour le reste ils feront venir Emmaüs. Il y a un acheteur sérieux pour la maison et son grand jardin, tout le monde est d'accord , ils savent ce qu'ils feront de l'argent.
Les sœurs sont dans la cuisine, elles ont mis sur la table toutes les casseroles, les plats à four, l'antique cocotte minute, le faitout en fonte et la boite en plastique orange dans laquelle la mère rangeait les fiches de cuisine qu'elle découpait dans le journal. Chacune des sœurs a recopié depuis longtemps le cahier où la mère notait ses recettes, celle de la bûche de Noël, du baba au rhum, du pâté de lapin. Là elles boivent du café passé dans la cafetière italienne, celle dont il faut déboucher les trous du filtre avec une aiguille fine. Elles discutent du goût du café de la mère, goût qu'elles n'arrivent pas à retrouver, avec la même cafetière pourtant. Est-ce le café qui a changé ? Pas la chicorée Leroux, en tout cas. On moud le café et la chicorée dans le petit moulin électrique. La cuiller doseuse est une dosette en plastique bleu, avec Guigoz gravé sur le manche. Trois mesures rases de Robusta moulu, une de chicorée, et on ne retrouve pas le goût, c'est dingue. C'est comme le mystère de la soupe poireaux pommes de terre. Le café, encore, on peut comprendre, les grains ne sont peut-être pas de la même famille de café, les méthodes de torréfaction ont évolué, mais la soupe poireaux-pommes de terre ? Elles en ont fait, pourtant, les filles, de cette soupe. Toutes jeunettes, pendant que la mère étendait le linge ou filait à la Coop pour acheter du jambon elles épluchaient les patates, passaient les poireaux sous le robinet du dehors pour enlever le plus gros de la terre et les coupaient ensuite sur la table de la cuisine. Ces poireaux là étaient si frais et si forts qu' ils faisaient pleurer autant que des oignons. Le petit frère récupérait la barbe et se la plaquait au menton, puis courait entre les chaises "je suis vieux, regarde, j'ai la barbe toute blanche"... On jetait dans l'eau froide de la cocotte les feuilles coupées, une branchette de thym, une demi-feuille de laurier, trois grains de poivre et une gousse d'ail et puis, quand l'eau bouillait, on ajoutait les pommes de terre et on fermait le couvercle. Ce n'est pas bien compliqué à reproduire, ça, alors, pourquoi ? Pourquoi on n'a jamais réussi à refaire la même soupe, à retrouver le même goût ? On a pourtant acheté le même moulin à légumes, et on passe grille fine, ce n'est pas que la soupe soit mauvaise, non, mais elle n'est pas du tout pareille, alors pourquoi ?
C'est vraiment réussi.
RépondreSupprimer"Je raconte bien les histoires"
RépondreSupprimerJamais libellé ne fut plus exact.
+++++ avec Jacques !
SupprimerDans une maison familiale, il y a une charmille où je jouais toutes les vacances de Pâques ; rien que pour ça je voudrais que la maison soit à moi...
Merci !
SupprimerBobiyé. Vive la soupe en boîte.
RépondreSupprimerSoupe en boite ? Sacrilège !
SupprimerC'est vrai, c'est en sachet qu'il faut la prendre :))
SupprimerCel billet sent le vécu ... et les poireaux.
Solveig: c'est du vécu de quelqu'un d'autre, pourtant....
SupprimerDevant tant de médisance, je vais rétablir la vérité.
SupprimerPetit 1 : il existe de très bonnes soupes en boîte notamment celles qui sont faites avec du poisson ou des crustacés. Je n'ai pas dit la soupe de poisson. Je parle seulement de nouveaux trucs que les industriels ont sorti depuis quelques années.
Petit 2 : en tant que célibataire, je ne fais pas de soupe mais j'adore la soupe de maman. Il n'empêche que je me fais de la soupe en boîte quand je suis malade (début d'angine ou connerie comme ça).
Toujours est-il que j'aime bien quand les blogs abordent les vrais sujets.
c'est drôlement beau dites donc. Pour la soupe, j'ai mon idée, enfin, pas moi, J.P. Chabrol dans : La soupe de la mamée.
RépondreSupprimeret la Christine c'est toujours et encore la Mère Castor.
RépondreSupprimerMerci Mère Castor... et je n'ai pas vu ce film de Chabrol.
RépondreSupprimerCe n'est pas un film, il s'agit de Jean Pierre Chabrol, l'écrivain cévenol. Comme quoi Bretagne ou Cévennes, les histoires sont (presque) les mêmes. J'ai trouvé le texte ici pour vous (sur un blog que je ne connais pas) : http://aupieddelatour.midiblogs.com/tag/mam%C3%A9e
RépondreSupprimerVoilà, c'est lu ! (et vive la soupe !)
RépondreSupprimerC'est de la soupe, ce billet.
RépondreSupprimerHum. (bon, il n'a pas dit "du brouet")
SupprimerC'est non seulement beau, c'est poignant!
RépondreSupprimerOrage
Merci Orage
Supprimer